REPORTAGECALAISToute la ville
semble s’être déversée dans les rues
derrière l’immense créature. Tel le joueur
de flûte d’Hamelin, le dragon – 72 tonnes de
vérins et de capteurs, d’acier et de bois
sculpté, pattes énormes, yeux sanglants,
gueule à faire se cacher saint Georges sous
son armure – entraîne derrière lui la
population de Calais, compacte face à la
pluie et au vent. Manœuvré par une quinzaine
d’artistes, il avance, majestueux, ponctuant
sa marche de grands râles indolents.
Soudain, toutes ailes déployées, il crache.
Des flammes. Plus loin, il s’arrête à la
hauteur d’un balcon, dans un tête-à-tête
avec une habitante. Un cormoran esseulé
traverse le ciel gris.
Flux migratoires
Le temps d’un week-end, Calais aura
ainsi vécu au rythme d’un conte. Un mythe
fondateur, inventé de toutes pièces par
François Delarozière, qui, avec sa compagnie
La Machine, à Nantes, est devenu un
spécialiste du genre. Or donc, raconte
l’histoire, échappé des limbes sous la mer, un
dragon se réveilla le 1er novembre 2019
sur la plage de Calais, à l’entrée du port. Il
entra dans la ville, terrorisant les hommes,
qui tentèrent de le repousser pour finalement,
au troisième jour, adopter la créature et en
faire leur ami protecteur : installé sur le
front de mer, promenant jusqu’à 50 humains à
la fois sur son dos, pour 9,50 euros par
personne, il devint, ou plutôt deviendra, à
partir du 17 décembre, le dragon de Calais,
pièce maîtresse d’un dispositif de reconquête
par la ville de son image.
27 millions d’euros d’investissement
sur huit ans pour tenter d’en finir avec une
renommée internationale de plaque tournante
des flux migratoires. De 2014 à 2016, la
« jungle » a en effet accueilli ici jusqu’à
10 000 exilés en précarité absolue… et aussi
tout ce que la Terre compte de journalistes.
De quoi inscrire dans la durée le portrait de
Calais-la-misère.
Mais déjà,
quand bien même la région et l’Etat prennent
en charge pratiquement pour les deux tiers des
dépenses sur la première tranche de
13 millions d’euros, l’opposition dénonce un
budget pharaonique. « Les
retombées économiques du dragon seront
supérieures à l’investissement consenti »,
martèle Natacha Bouchart, la maire (LR) de
Calais, qui n’hésite pas à mettre en regard
les 650 millions investis par le port (géré
par la SEPD, une société en délégation de
service public) pour son agrandissement de
90 hectares pris sur la mer. C’est que, faute
de parvenir à boucler le tour de table pour
financer le parc d’attractions en faveur
duquel elle militait depuis des années (Spy
Land, puis Heroic Land), la femme énergique au
regard tranchant s’est mise à rêver du modèle
nantais et de ses « machines » qui ont fait le
tour du monde.
Le dragon n’est
ainsi que le dernier épisode d’une longue
histoire entre Calais et le bestiaire
mécanique de Delarozière. En 1994, à
l’ouverture du tunnel sous la Manche, la
compagnie Royal de Luxe de Jean-Luc Courcoult,
à laquelle collabore alors Delarozière, est
invitée à y jouer sa Saga
des géants. Les plus vieux s’en
souviennent. Francis Peduzzi, déjà à l’époque
directeur du Channel, la scène nationale de
Calais, repère le plasticien qui a imaginé ces
machines monstrueuses avec Courcoult. Il
demande à Delarozière de dessiner la salle de
spectacle qui va préfigurer ses futurs locaux
dans les anciens abattoirs de la ville. Entre
les deux hommes, une longue amitié. Le premier
finançant les premiers spectacles du second,
et les Calaisiens découvrant, au fil du temps,
ses machines infernales : Les Girafes, avec
Royal de Luxe, puis, avec La Machine, Kumo
l’araignée, Long-Ma le cheval-dragon…
Aujourd’hui,
Francis Peduzzi est paradoxalement le premier
à critiquer le projet. « Avec
le dragon, on est dans le commercial, dans
le grand discours de l’attractivité »,
assène-t-il au téléphone depuis l’Italie où il
est parti pour l’occasion travailler « au calme ».
En 2016, après Long-Ma, il n’avait pourtant
pas hésité à donner le numéro de François
Delarozière à l’adjoint à la culture de la
ville. « Avec la maire,
nos relations, c’est les montagnes russes,
explique-t-il. Je
l’ai vue hurler pour défendre quelque chose
et puis hurler dans le sens inverse. Elle a
une conception de son rôle envahissante et
autoritariste qui n’arrive pas à intégrer
que le Channel est une structure autonome
labellisée. » Ce qu’il ne supporte
pas dans le projet du dragon de Calais, c’est
le côté fête foraine, l’instrumentalisation de
l’artiste en alibi politique.
Elève des
Beaux-Arts, passé par le lycée agricole,
François Delarozière reste philosophe. A
56 ans, l’ancien accordéoniste de La Rouquine
du premier, un groupe de rock musette (Paulo,
le responsable des effets spéciaux, y tenait
la basse ; Mino, le compositeur des musiques
de La Machine, en était le batteur), est
aujourd’hui à la tête d’une entreprise de
soixante salariés et d’une centaine
d’intermittents, dont le chiffre d’affaires
devrait atteindre 7 millions d’euros cette
année. Il corrige : « Pas
une entreprise, une association loi 1901.
Aucun dividende versé à des actionnaires
chez nous, les bénéfices sont directement
réinjectés dans la création, et moi-même je
ne suis que le directeur artistique. »
« Apporter de l’espoir »
Dans l’affaire
du dragon, il est passé outre l’avis de
Peduzzi : « Ce
qui m’intéresse, c’est l’espace public. Si
un maire me donne les moyens de m’exprimer,
sans aucune censure, alors j’y vais. Je ne
travaille pas pour les édiles mais pour les
citoyens. Francis est un ami, un résistant
de la culture. Il fait partie des gens qui
m’ont permis de m’émanciper artistiquement.
J’aurais aimé que ce dragon soit dans ses
mains, mais cela ne l’intéressait pas. » La
ville a donc créé une société d’économie
mixte, La Compagnie du dragon, pour s’occuper
de la bête. Vingt-cinq salariés dans un
premier temps et jusqu’à 70, quand la deuxième
tranche sera achevée avec l’ajout de quelques
varans et iguanes de même acabit. « On m’a reproché
d’aller en Chine, parce que c’est une
dictature, poursuit-il. Mais j’y vais à la
rencontre d’un peuple. A Nantes, on a ouvert
une porte, et cela fait des petits dans le
monde entier. Emmener la culture dans la
rue, confronter l’inutile à l’utile, sans
filtre, sans barrières de sécurité – avec
les autorités chinoises, cela a été épique –
pour moi, c’est un acte politique, c’est
apporter de l’espoir. »
Position
louable mais pas toujours facile à tenir.
Surtout quand la maire est prompte à changer
de cap. Elle qui voudrait se débarrasser de
l’image pesante de « la
crise migratoire » n’a en effet rien
trouvé de mieux que de faire afficher un
arrêté municipal interdisant la distribution
de nourriture aux migrants dans le
centre-ville : « En
raison de la programmation de ces prochaines
semaines (…),
les familles et touristes sont attendus en
masse et les troubles générés par la
présence de migrants risquent de fragiliser
la bonne organisation de ces événements et
surtout de porter atteinte à la sécurité de
ces familles. » Tollé sur les réseaux
sociaux, lever de boucliers chez les
humanitaires, voici Calais de retour à la page
migrants. Tant pis pour « l’effet
déclencheur » d’un dragon vertueux !
La découverte,
le jour de l’inauguration, d’un migrant
asphyxié dans sa tente a achevé de ternir le
tableau. « Ce
dragon me dégoûte », n’hésite pas à
lancer François Guennoc, vice-président de
l’association L’Auberge des migrants. « Si seulement la maire
avait dit : “Ils sont les bienvenus. Eux
aussi ont le droit de rêver.” Mais elle a fait tout
le contraire », déplore-t-il.
François Delarozière pourrait
argumenter que son dragon est une parabole, un
étranger du bout du monde qui, comme tel, fait
peur, que l’on combat avant de l’adopter, mais
il n’aime pas prêcher. « Je
deviens quelqu’un de connu et on me demande
de tenir une parole publique. Je suis
plasticien. Parler de la nature de l’homme à
travers des actes théâtraux, voilà ce qui
m’intéresse. Même quand j’imagine une
machine idiote qui catapulte du pain, je
parle de l’homme. »
Salué à Paris,
applaudi à Avignon, le metteur en scène Julien
Gosselin a grandi ici. Lui qui cherchait une
maison, une fabrique sur le modèle des
compagnies flamandes, c’est-à-dire un lieu de
création avant d’être un lieu de diffusion, en
a trouvé une sur le port, dans deux grands
hangars, grâce à Xavier Bertrand, le président
LR de la région qui lui aussi voit dans la
culture une main salvatrice. « Calais est vue comme
le cœur du réacteur de la crise européenne,
analyse le jeune metteur en scène. Les gens la voient
comme une ville dangereuse, alors qu’elle
est paisible. La
violence qu’on y croise – avec ces jeunes
migrants qui errent – est symbolique : c’est
la violence du monde, la violence sociale,
une forme de tristesse contemporaine…Quand a démarré la
crise des “gilets
jaunes”,
j’y ai tout de suite reconnu quelque chose
que je connaissais – avant de découvrir le
théâtre au Channel, j’ai passé mon enfance à
traîner à la Cité de l’Europe, ce centre
commercial que Michel Houellebecq a
photographié, et où je me demande bien
aujourd’hui ce que je pouvais y faire. »
Au Blue’s Café, grand comme un
mouchoir de poche, on joue du tam-tam et on
refait le monde. La maîtresse de ce lieu
alternatif, Bijou Makanda, sourit tristement : « Je suis arrivée de
Caen il y a quatre ans, et j’ai aimé cette
ville pour l’habitant. C’est une ville
cosmopolite, qui a toujours accepté
l’autre. » Pour tout dire, elle la
trouve même belle, cette ville, en dépit de
ses alignements anarchiques, de ses mochetés
architecturales, de ses quartiers éclatés qui
semblent rendre la voiture obligatoire. Elle,
elle dit juste : « Il
serait temps de faire travailler les gens
ensemble au lieu de les dresser les uns
contre les autres. » A l’autre bout
de la ville, tout petit devant le dragon
endormi face au va-et-vient des ferrys
illuminés, Gordon Cowan, le maire de Douvres,
qui a fait la traversée pour le voir,
écarquille les yeux : « Impressive (« impressionnant »). »