Le dragon de Calais.
Il y avait un débat sur une politique révoltante, sur la place de l’artiste dans un contexte raciste et violent. Nous sommes tous concernés en tant qu’individu et en tant qu’artiste.
Tu es un artiste de rue, tu joues dans la rue, là où le public ne s’attend pas à te trouver. Il ne s’est pas déplacé pour te voir, tu viens vers lui. Quand bien même il serait sorti de chez lui pour te voir, il ne s’attend pas à te trouver : toi, avec ta magie, ton humour, tes larmes, tes revendications, ta bienveillance. Il ne s’attendait pas à ressentir autant d’émotions et à les partager avec toi.
Il n’était pas concerné et il se retrouve en plein dedans.
Tu es le bouffon du roi, tu es le carnaval : tu es l’image de la ville, de l’entreprise, de l’association qui t’emploie et tu peux faire et dire ce qui agace, ce qui grince, ce qui fait mal, avec un grand sourire. Et le roi te pardonne, avec peut-être parfois un peu de condescendance, mais enfin tu es le bouffon, tu as un masque, tu as une fonction, et le roi le sait.
Tu es libre : avec toi le public peut lâcher prise, rêver, toucher, être touché dans la rue. Pour un instant, le public peut libérer une part de lui-même, ou toutes les parts, être entier une fois, dans l’espace public. Beau et Con à la fois.
C’est comme ça que j’ai appris le spectacle de rue, c’est comme ça qu’on me l’a transmis et c’est pour ça que j’aime ce métier.
Il y avait un débat, donc.
J’ai beau réfléchir, peser le pour et le contre, m’énerver, puis pardonner, essayer de comprendre, il me reste la sensation que ce débat en cache un autre.
Le Dragon de Troie, le Cheval de Calais.
Comment passe-t-on d’un questionnement légitime et nécessaire sur la place d’un artiste à la condamnation, au jugement de ses œuvres ? Je n’ai pas compris le chemin, alors je cherche.
Un ami me dit qu’il s’agit d’une guerre entre le spectacle « engagé » et l’Animation. Je pense qu’il y a de ça. J’aurais voulu mettre des majuscules aux guillemets. Parce que, à mon sens, quand on a les couilles de faire du spectacle et des maxi-couilles pour le faire dans la rue, nous sommes tous engagés. Selon moi, c’est le degré de générosité qui définit l’engagement de l’artiste. Avec ce raisonnement, je peux mettre dans le même panier Yann Fabre, Annie Cordy, Mathilde Monnier, Higelin, Patrick Sébastien, Charlie Parker, Ken Loach, Louis de Funès…
Un autre ami me dit qu’il s’agit d’une guerre entre l’Art Eternel et l’Art Ephémère. Moi qui adore les feux d’artifice, je ne suis pas très objective sur ce point. J’aime autant Appolon que Bacchus, et les deux sont nécessaires dans la société. Je le crois.
Il y a quelque chose d’autre, de plus profond, de plus caché. Une douleur sourde persiste et je ne lui trouve pas de forme. Pourquoi ces échanges de mails m’ont fait si mal ?
Dans mon brouillard flotte le mot « cynique ». Je cherche.
Sans trop réfléchir, ce mot me renvoie au 11 janvier 2015. Je vivais dans le 12ème.
7, 8, 9, 10 janvier, j’avais eu peur, j’étais terrifiée, j’avais envie de me rouler en boule dans mon chez-moi pour pleurer. J’avais beau être sortie le vendredi soir, c’était le seul courage que je m’étais trouvée alors. Puis le 11 janvier et tout le monde dans la rue. De Bastille à Nation, du monde, une foule bienveillante et émue. Mon cœur s’embrasait, j’y croyais de nouveau à la fédération, aux Hommes, à la Liberté.
15 jours plus tard, je me retrouve dans une grosse fête avec plein de gens du spectacle de rue : au sujet de la marche du 11 janvier, j’entends des bouts de phrases comme « complots médiatiques », « stratégies politiques », « blason du président »… Que des hommes et des femmes politiques soient assez cyniques pour transformer un élan du peuple en coup de pubs, ça ne me surprenait pas. Que des artistes de rue prennent pour argent comptant la seule version des politiques au lieu d’écouter une version de la rue, ça me décevait. Bon, nous ne sommes pas tous frères, c’est pas grave, c’est chiant mais on va faire avec, me disais-je.
Le mot « cynique » me renvoie aussi aux premières manifestations des gilets jaunes.
Comment ? des gens se sont réunis, prennent possession des espaces publics, tout seuls, comme des grands ? sans syndicat ? sans politique ? sans contrat d’embauche ? Waouaw, quelle classe ! ça, c’est de la liberté !
Je lis alors les premiers retours dans la liste Rue : au sujet des gilets jaunes, je vois des mots comme « racistes », « individualistes », « anti-écolo »… Bien sûr qu’il y a des cons, que nous sommes tournés vers nos propres intérêts, que nous sommes concernés par ce qui nous arrange. Mais quand même ! Je découvre qu’il existe des artistes de rue sourds aux gens dans la rue, voire méprisants. Là, je comprends moins.
Et puis, dans mon brouillard, flotte Popaul.
Il était lourd parfois (celui qui s’est pris le plus de baffes des MissTrash, record battu en une seule soirée). Il était généreux, il était une vraie commère mais jamais je ne l’ai entendu dire du mal d’un spectacle. Soit il ne disait rien, soit il encensait. Et ça faisait du bien, on se sentait soutenu, ça donnait envie de rencontrer. Du haut de sa grande grande gueule, il fédérait.
Alors les gars, si vous lisez ceci, déjà je vous dis bravo, parce que c’est un vrai roman.
Ensuite je me dis qu’on ferait mieux de revenir au débat initial, ce serait plus constructif que de casser du sucre sur les œuvres d’un collègue. Ou bien rentrons dans les débats cachés, ou bien expliquez-moi ce que j’ai loupé, ou bien buvons un coup à l’occasion et on pourra aussi en rire,
A bientôt,
Zulie des MissTrash
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