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[rue] Faucon de Feu


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  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
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  • Subject: [rue] Faucon de Feu
  • Date: Mon, 4 May 2020 11:47:16 +0200

En chandelle, poussant sur les pédales, je laisse l’église à ma gauche en grillant le stop d’une courbe parfaite, et je me glisse à toute allure dans la pente, quittant l’avenue de Tivoli pour plonger droit vers le centre d’Aurillac.

La descente est longue, je connais mon vélo, et je me sens merveilleusement bien. 

Calé sur ma selle je fends la douceur de l’air, ouvrant les bras comme si j’embrassais la ville entière. 

Punaise, que c’est bon d’être vivant !

Gemini, qui se tenait à mon oreille des deux mains, pousse un cri de triomphe en trifouillant de ses petites pattes, et descendant par le col de mon blouson de cuir, il parvient à se fourrer dans la poche de ma chemise.

— Vas-y, hurle-t-il tout excité, à mort le code de la route, Aurillac est à nous !!! 

J’ai de la chance qu’en bas le feu soit vert, parce que ce vieux grognard m’aurait à coup sûr houspillé si j’avais eu la prudence de m’arrêter.

— Tu vois, c’est dans cette avenue, c’est ici que cette foutue préfecture devient Le Théat' de Rue !! 

Ici tu croises toujours dès le lundi un camion bien freaks avec un mec tout bronzé et plein de dreads au volant, tu lui souris et là tu comprends que c’est parti, c’est la liberté, tu m’entends ?!! C’est la liberté qu’on défend ici, celle du mélange, celle de pouvoir vivre autrement ! 

Là regarde, il y a déjà des punks qui maraudent, une 8'6 à la main, et dans l’autre une laisse pour les quatre chiens ! Haha !! C’est la fête ça, c’est Dionysos ! Regarde, ça a déjà affiché sur les poteaux !! 

 

Il braille tant qu’il peut, sans ménager ma poche, mais je le laisse faire.

Je sais que ça lui fait du bien.

— Tu vas voir sous le viaduc, il y en a toujours qui squattent en camion, tu les vois vivre, avec leurs chaises longues, j’adore, et puis là dans cette avenue tu commences à plonger dedans, tu les vois, tous les jeunes gars, comme ils sont beaux à marcher pieds nus ?! Et les nanas, tu as vu ça ? Ici mon pote tu comptes les plus jolies rebelles de la planète, toutes bronzées avec des tatouages de fleurs, avec leurs petites jupes en cuir et leurs belles cuisses Youhouuuuu !!! 

Gemini, sans gêne, remonte sur ma manche et se met à siffler les charmantes donzelles avec un regard concupiscent. Heureusement que personne ne le voit se dandiner comme ça à faire le fier, les mains sur les hanches, j’aurais honte.

 

— HA ! On arrive au bout de la rue des Carmes ! De ce troquet une fois j’ai Morizur qui m’a hélé, il était en terrasse avec des gens, j’ai reconnu Gilles Rhodes de Transe express, et Jean-Raymond d’Opposito, ils étaient toute une clique de quincas avec des têtes de loulous que j’avais déjà vues, mais que je ne remettais pas. 

Je ne savais pas trop à qui parler alors je demande au gars assis à côté de moi qu’est-ce qu’il fait dans la vie lui, et il me dit « je m’occupe d’une compagnie qui s’appelle Générik Vapeur. Haha !!! 

C’est comme ça ici, on n’est pas à Cannes ! Tu peux causer à n’importe qui, et le moindre mec avec une tronche improbable, si ça se trouve c’est un artiste complètement perché !

Regarde à droite, tu vois cette place ? Elle est mythique, à cause de la photo des Cousins. C’est peut-être la plus mythique de toutes, tu sais pourquoi? 

Parce que c’est le Public ! Parce que c’est la puissance du Off, parce que le festival c’est le off, et que le off, il est Mythique !! Va pas trop vite, grande nouille !!!

 

Le sentant s’emballer, je grimpe sur le trottoir et je pédale en douceur, pour le laisser tout détailler à grand renfort de tapes et de doigts pointés.

— Jules Ferry, bar à champagne, tu vois là mon gars c’est pareil, tu peux à un moment ou un autre, aller serrer la pince à toutes les pontes de la profession, enfin, si tu évites les chargées de diff qui te prennent pour un laissez-passer, Rhaha !! 

Tu parleras aussi bien avec le président de la fédé qu’avec un clown chilien, le dirlo du festival ou le dernier des novices du off, mon petit bonhomme !!

Soudain, il saute sur ma main, en parfait équilibre, et se met à la marteler du pied en ouvrant les bras.

— Rue des Carmes !!! L’Artère vitale, mec, ici tu croises un Boubouche venu taper la zique en off du off avec sa scie musicale, là tu descends dans le jardin t’auras Fred Touch ou Paco en train d’hypnotiser la foule, dans ce Spar, tu trouveras les pacs de Gruchenwalder les mieux surveillés d’Europe, des palettes entières serrées par un vigile de deux mètres cinquante de haut !

Là c’est le cinéma, c’est la place de FFF, pas touche, c’est eux qui affichent ! Cette rue, elle respire tu vois ? Elle brasse, elle vibre, elle est belle, elle est libre, ici les gens sont heureux !

Et puis le restaurant des carmes c’est le meilleur de la ville, ils font un brunch le dimanche au champagne, c’est cher, mais c’est à vivre une fois dans sa vie ! J'ai vu des déambulations autrefois ici, je me rappelle des gargouilles, qui se fondaient dans les pierres de l’église, c’est tout ce bordel, toute cette diversité le Téat'de rue, c’est la claque, et puis on arrive au black qui fait toujours le même spectacle avec son histoire de cinéma, il mérite une statue lui, et tu sais quoi ?? 

Tu sais ce qui est le plus fou, le plus génial ? C’est qu’il est là tous les ans !!


Il bondit sur mon guidon et se met à tonner : 

— C’est le seul festival du monde tu m’entends, le seul festival du monde où tu peux revenir jouer le même spectacle tous les ans ! Cite-moi en un seul autre au monde ! Tu imagines ça possible, le même groupe qui vient jouer dans un festival le même album 15 ans de suite ? Le festival de cinéma qui passe tous les ans le même film ? Nulle part on ne trouve ça ! ici on joue les Classiques mec ! Ici… on construit du Répertoire !! 

Ici… ici des compagnies trouvent, année après année, les 30 dates qui les feront vivre, qui nourriront les intermittents et leurs mioches, et ça, c’est Aurillac, le seul festival du monde, qui le permet !! Aurillac, c’est le sein qui nous nourrit, c’est Sainte-Magie de la mère !

Il m’amuse, à fulminer comme ça, avec sa gueule taillée à la serpe et sa dégaine improbable. La rue est calme, vide. Heureusement qu’il est là…


— Tu vois le monde qu’il y a là ?!! C’est mortel, non ? Vas-y, trace, on traverse près de la mare aux punks, c’est là où les chiens se mélangent à leurs maîtres, la nuit ça fait une flaque de crêtes et de poils, unique ça aussi je peux te le dire ! Et tu as des directeurs de théâtre tous cultureux et friqués qui passent à côté, c’est la tolérance mecton, un public qui réunit à ce point les extrêmes, t’en as pas ailleurs !

C’est par là-bas qu’on doit acheter le jambon sur l’os, et puis ces rues pavées là, c’est le vieil Aurillac, c’est là que commence le cœur de ville, tu vois, ici tu peux passer des plombes à piétiner si tu ne connais pas les chemins de traverse, mais c’est le bonheur, c’est toute la ville qui est un spectacle !! 

On va passer devant les slameurs, tu as vu toutes ces affiches ? C’est la marée du théâtre de rue qui les jette sur la grève, c’est iodé comme les algues, c’est plein de vie ça mon pote ! La Vie ! Et splash ! Couleur !

Il se retourne brusquement et me dévisage, l’air absolument ravi : L’hôtel de ville !! 

 

— Là j’ai vu des générations de spectacles… la façade est toute belle maintenant, mais elle reste un foutu de fond de scène que tout un mouvement artistique connaît, quand tu joues là, tu rentres dans l’Histoire !

Le petit bar ici c’est le Player, le repaire de Tartare, notre griot, il venait déjà là quand il était jeune, glabre et en costard, t’imagines les siècles qui ont passé ? 

Ces pierres elles sont à nous mon pote, elles sont chargées de nos efforts, elles brillent de nos sueurs, elles sont les fondations de nos fictions !! Nous avons érigé des cathédrales chimériques, solides, durables, aux fondements plantés dans nos cœurs et dans celui du public ! HAhAhA !!

Regardes, ici ça remonte vers le passage des Hortes, le bureau du off et du festival, en passant par la cour de Noailles, bon plan pour les petites formes et une compagnie débutante, ici tu vois c’est pas Avignon, c’est pas les théâtres, c’est les places qui sont connues et qui accueillent les compagnies, l’emplacement c’est crucial, le théâtre c’est la ville !

Tout ce monde, tu as vu ?!! J’adore, j’adore !!! Allez, prends tout droit ! 

 

Il me saute sur l’épaule, puis grimpe sur mon crâne, en s’agrippant à mes cheveux.

— Haaaa ce quartier, ici à quatre heures du mat le samedi, c’est la Cour des Miracles ! Il y a des gens qui rient, qui boivent, des cracheurs de feu, tout se mélange, l’air tremble et tout est flou, on se croirait au Moyen-Âge ! Et là tu vois, c’est la place St Géraud, stooooop !!

Je freine brusquement.


Il s’est arrêté de brailler. 

Il bondit au sol. D’un pas mal assuré il titube sur les pavés, et de retourne lentement vers moi, l’air estomaqué. 

— Ici c’est le cœur du festival. 

La place St Géraud. 

C’est le Graal. 

Un calice pour l’artiste, un cercle mystique, le lieu de tous les débuts…


Je prends une grande inspiration. C’est fou de voir la ville comme ça, si calme, comme si rien n’avait jamais eu lieu ici. 

Je cale mon vélo contre un gros platane et je marche un peu, les mains dans les poches.

— Il n’y a plus rien, souffle-t-il.

Je me retourne, surpris.

— Je le sais bien que mon monde est mort.


— Mais non, dis pas ça, Gemini…

Je ne veux pas lui mentir. 

— On ne sait pas encore. On ne sait pas. Ça reprendra peut être l’année prochaine… bon, à l’identique c’est peu probable, à mon avis l’art en temps de crise… mais sans doute que les compagnies déjà, elles vont se battre, elles vont le défendre, elles vont le dire, tout ce que tu dis, elles vont s’exprimer, crier haut et fort…

Il se tait. Tout est si calme.

— Ou le public, les commerçants… les élus je ne sais pas… ou sinon alors, il faudra se faire à l’idée… bon ben oui, peut être alors que… en un sens, oui Gemini. Ce sera mort. 


Serrant les poings, il darde un regard ardent vers le sol.

Il se met à rougeoyer de colère, et des flammèches naissent autour de lui. Lentement il se met à fumer en décollant du sol, puis, comme un faucon de feu, il grimpe soudainement au ciel.

Il signe une arabesque orange au-dessus de la place et file à toute allure, en direction de l’Hôtel de Ville. 








  • [rue] Faucon de Feu, Chtou Gildas puget, 04/05/2020

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