Privés de représentations en salle, comédiens, danseurs et circassiens investissent l’espace public
Jamais vu ça ! La rue, poumon du confinement, génère un formidable appel d’air. Depuis quelques semaines, l’invasion d’artistes de tout poil sur les places, les marchés, au pied des immeubles, mais aussi dans les parcs, les jardins, prend une ampleur saisissante. L’espace public devient la scène estivale numéro un.
Privés de théâtres, les comédiens, les danseurs, les circassiens s’y précipitent et se retrouvent au coude-à-coude avec les artistes de rue. Nécessité pour les premiers « poussés par le besoin de renouer avec le métier et les spectateurs », selon le metteur en scène Samuel Sené, auteur de la performance C-o-n-t-a-c-t, visible à Paris et Vichy (Allier), bientôt à Londres. Evidence pour les autres qui, comme la chorégraphe Nathalie Pernette, ont choisi depuis longtemps le plein air « parce que plus envie du confort des salles et désir d’aller à l’aventure dans des lieux toujours différents ».
Ce débordant été culturel, « brassage stimulant pour tout le monde », selon Fred Rémy, directeur du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac (Cantal), souligne un mouvement esthétique de fond : « Il y a depuis quelque temps chez les artistes travaillant dans les théâtres un véritable appétit pour la rue, qui permet de sortir des conventions scéniques et de casser enfin le quatrième mur. »
De fait, les performances in situ proposées de plus en plus souvent par des chorégraphes installés – par exemple José Montalvo et Boris Charmatz –, ou par le metteur en scène de cirque Yoann Bourgeois, témoignent de cet attrait pour des terrains de création plus escarpés que la boîte noire. « Le plein air permet d’amener les œuvres là où elles ne vont pas et offre des rencontres avec de nouveaux spectateurs en haussant leurs promenades quotidiennes d’un ton », estime José Montalvo.
Un statut marginal
Bouleversement sanitaire oblige, cette saison se construit « à l’arrache ». Alors que la plupart des 70 manifestations des arts de la rue ont été annulées, comme Chalon dans la rue (Saône-et-Loire) et le Festival de théâtre de rue d’Aurillac, ou reportées, la liste des nouveaux rendez-vous en extérieur s’allonge. De Paris, avec Un été particulier piloté par la mairie, à Mon été à Nice en passant par L’Eté à volonté, à Créteil (Val-de-Marne), sans oublier L’Eté culturel du ministère de la culture, les opérations spéciales s’additionnent.
Curieusement, dans cette ruée, les professionnels de l’espace public ne semblent pas avoir été les premiers dans la boucle. « J’ai été très peu contacté par ceux qui organisent soudain des manifestations dans la rue », constate Mathieu Maisonneuve, directeur de l’Usine, Centre national des arts de la rue, à Toulouse, et président du réseau des 14 Cnarep. Même commentaire de Caroline Loire, directrice artistique d’Art’R, trente ans d’expérience tout terrain sur l’Ile-de-France : « Ça m’agace un peu que les directeurs de salles et les politiques ne fassent pas appel aux opérateurs qui connaissent le sujet. On dirait que c’est facile techniquement de planter des spectacles in situ, alors que c’est loin d’être le cas. »
Seraient-ils « dépossédés » de leur expertise, comme le résume mi-figue mi-raisin Caroline Loire ? Si cette offensive est « géniale pour créer des passerelles entre les arts », comme le reconnaît Jean-Luc Prévost (de la compagnie Les Goulus), président de la Fédération des arts de la rue, elle génère des frictions. Lui s’agace de « ceux qui viennent des salles et découvrent la rue car ils y sont contraints, comme par exemple le metteur en scène Thomas Jolly à Angers. Ils inventent l’eau chaude et leur ignorance est un peu affligeante. Que l’art bourgeois découvre l’espace public et s’en empare, avec plaisir, mais un peu d’humilité ! »
Egalement remonté, le metteur en scène Pierre Berthelot, de la troupe Générik Vapeur, prépare pour le 6 novembre un « grand raout » pour « alpaguer les politiciens » : « C’est le chaos. Je n’ai quasiment aucune date cet été et je vais me retrouver en octobre le bec dans l’eau sans avoir bossé alors que les autres vont jouer en salle. On est les grands oubliés mais aussi les grands énervés de quarante ans de pratique de la rue. »
Ces tiraillements rappellent combien le secteur le moins aidé de la culture (10 246 766 euros pour 1 000 compagnies répertoriées), possède un statut marginal. Et pourtant, comme le rappelle Mathieu Maisonneuve,« nous sommes les premiers produits culturels à l’exportation. » « Jouer dans la rue,ce n’est pas faire du théâtre dehors comme certains le pensent, affirme Laetitia Lafforgue. Il faut beaucoup de conviction et de militantisme. Si on choisit ce secteur par défaut, c’est bien simple, on n’y reste pas. »
A quoi Nathalie Pernette ajoute : « Et si on y reste, c’est qu’on aime le danger du hasard. » Impossible en revanche « d’aller au contact des spectateurs », comme cette dernière aime le faire. La pandémie, après le terrorisme et Vigipirate en 2016, brime à son tour la liberté. « Alors même que l’espace public est démocratique et permet de casser tous les cercles, comment va-t-on interagir cet été ? », s’interroge Jack Souvant, de la compagnie Bonheur intérieur brut, également chroniqueur sur France Inter.
« Avec cette crise de l’interdiction, j’ai la sensation que l’espace public, de plus en plus policé, n’appartient plus aux artistes mais à la loi et au ministre de l’intérieur, et que l’on spécule sur la peur en déresponsabilisant les gens, ce qui arrange bien certains politiques, analyse Jean-Marie Songy, directeur du festival Furies de Châlons-en-Champagne (Marne). Il faut que nous retrouvions le théâtre d’intervention, que nous redevenions des hors-la-loi. »
Dans ce contexte de résistance, la notion de surprise chère à la rue resurgit, ainsi que des rendez-vous non annoncés. « Pour ne pas provoquer de gros rassemblements mais aussi pour détourner les contraintes auxquelles nous sommes confrontés, précise Claude Guinard, directeur du festival Les Tombées de la nuit, à Rennes. L’espace public est sensible, et encore plus après le confinement. Il y a eu beaucoup d’angoisse. Les gens ont besoin de formes plus furtives, plus douces. »
Avec des SDF parisiens
Les petits formats et les performances légères tirent évidemment leur épingle du jeu. « Et c’est une bonne chose, car les spectacles intimes ont souvent un peu de mal à trouver leur place dans les festivals de rue », commente l’universitaire Pascal Le Brun-Cordier. Parmi ceux-ci, une tendance se détache depuis quelques années, celle des créations enracinées dans un territoire et une population. Actuellement en répétition et programmée à la rentrée, la compagnie Rara Woulib travaille avec des SDF parisiens pour son spectacle Moun Fou, tandis que Julie Desprairies, habituée à vagabonder de la plage à la bibliothèque, est en immersion dans une ferme du Vercors pour Tes jambes nues, autrement.
Cette évolution a également pour conséquence de fragiliser les grosses parades et productions ambitieuses, à la dimension des villes. « Cela risque aussi de creuser le fossé entre les formes de proximité et celles plus classiques des arts de la rue, en limitant les esthétiques », s’inquiète Pierre Boisson, directeur du festival de rue de Ramonville-Saint-Agne (Haute-Garonne). Indispensables pourtant sont les œuvres imposantes de Royal de Luxe, Générik Vapeur ou Oposito, qui génèrent des émotions collectives. Et ce frisson-là est unique !
Rencontre nationale des arts de la rue, le 6 novembre, Cité des arts de la rue, à Marseille. Réservation sur C-o-n-t-a-c-t.fr.L’Eté à volonté,à Créteil (Val-de-Marne). Master class danse, en accès libre, dans différents quartiers, du 21 juillet au 26 août. Compagnie Bonheur intérieur brut. Jack Souvant, le 6 août, à Clermont-Ferrand.