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[rue] (Fabulation) - Je refuse -


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  • Subject: [rue] (Fabulation) - Je refuse -
  • Date: Sun, 25 Oct 2020 16:17:47 +0100
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Je ne suis qu’un prof anonyme, mais je me sens très proche du milieu des arts de la rue, bien que je ne sois malheureusement pas artiste et que je ne fasse partie d’aucune équipe. Je me considère, en revanche, comme un spectateur professionnel.

Je cours les festivals depuis bientôt vingt ans, et je m’amuse parfois à penser qu’il doit y avoir bien des compagnies à connaitre mon visage, à défaut de ne m’avoir jamais adressé la parole. Moi je les connais bien, les compagnies, et dans l’anonymat, j’aime les voir évoluer, j’aime les découvrir, et pour les rares d’entre elles qui en ont le privilège, j’aime les voir vieillir. 

Mais plus encore que les compagnies, excusez-moi chers artistes à l’égo démesuré (il vous faut bien cela, je le sais, pour prendre les risques que vous prenez), ce sont les festivals que j’affectionne. Ce sont pour moi des rendez-vous rituels, ils rythment mes vacances depuis mes années étudiantes, et je les attends chaque année comme des retrouvailles avec un vieil ami. Si je suis toujours fidèle à Aurillac (le roi), je le suis également alternativement à Fest'art, aux Sarabandes, au Festival d’Olt, à Désarticulé, et à Spirale à Histoires, qui emportent la palme à mes yeux de la qualité du « vivre heureux avec des inconnus autrement », ce supplément d’âme, de folie et d’empathie pour le public, qui fait que plus qu’une programmation, on y vient trouver des moments uniques de partage, de ceux qui vous font tenir un an devant la pire des classes de quatrième. De la drogue dure, donc.

Une partie de mon été est cependant dévolue à la découverte, et chaque année je tente un nouveau rendez-vous avec l’une de ces bulles hors du temps.

Or j’ai développé, à mesure que j’en dénichais, un petit jeu personnel pour deviner dès mon arrivée sur le site, si un festival allait me plaire.

Je ne dis pas que c’est imparable, mais ça fonctionne quasiment à tous les coups : je regarde comment l’entrée est décorée, et dans quel état d’esprit sont les bénévoles qui reçoivent le public. Si une équipe déco a fait de vos premiers pas une fête, si on vous souhaite la bienvenue en vous donnant le sourire et que vous ressentez l’énergie commune du collectif, alors vous pouvez être certain que vous allez passer un bon moment. De la même manière que les élèves lisent tout de vous, dès votre entrée dans la classe, le festival d’arts de la rue peut être lu dès vos premiers pas.


J’étais donc concentré sur mon petit jeu, en découvrant l’entrée de ce nouveau prétendant. Et elle ressemblait à toutes celles que j’avais croisées durant l’été 2020.

Triste à mourir.


Un policier municipal était là pour vous intimer de porter le masque, pour le cas où vous seriez assez décérébré pour oublier ce que tous les médias du pays matraquent quotidiennement sans discontinuer. Un nombre franchement outrancier d’affiches aussi laides qu’explicites bardaient les barrières Vauban, pour le cas où le public serait atteint d’extrême myopie.

Des flacons de gel (j’aurais tant préféré un évier et du savon, tellement plus sain pour mes mains déjà agressées toute l’année par la craie), des bénévoles autoritaires soucieux de nous distancier les uns des autres dans la queue (un comble), et partout, partout, une signalétique pour nous indiquer dans quel sens il fallait circuler.

Réfrénant mon envie de meugler et de brouter l’herbe, et je flânais sur le site, à la recherche de Dan.

Ma vieille amitié envers lui était doublée d’un profond respect, car c’était un homme dont j’avais toujours apprécié la singularité, l’énergie solaire et les changements de vie courageux. De monteur de chapiteaux, je l’avais vu devenir traveller, skipper, camelot, agriculteur en Aveyron et journaliste-photographe dans le monde entier, avant de perdre sa trace ces quelques années passées.

Les arts de la rue, par lesquels nous nous étions rencontrés, étaient notre seul, mais puissant dénominateur commun. Pour ma part, autrement plus rationnel, conformiste et trouillard, j’ai toujours considéré comme une chance d’avoir l’estime d’un tel ami. Il y a des gens qui vous font grandir, et il a pour moi été de ceux-ci.


Je le trouvais assis nonchalamment sur le gradin du premier spectacle, sans masque.

J’allais vers lui pour l’embrasser, quand je fus freiné par une gêne polie. Le masque me dérange, comme tout le monde, mais je le porte par solidarité pour les gens plus fragile, et puis parce que c’est le pacte commun avec mes contemporains que d’obéir aux règles collectives. Et puis on ne sait plus trop aujourd'hui si embrasser quelqu'un vous gêne, ou si c'est l'autre que cela va gêner.

Il souriait à mon hésitation d’un air moqueur. Soudain, il me tendit le petit gobelet en carton qu’il avait dans la main, et je le saisis sans comprendre.

— C’est bon tu bois un café, tu peux retirer ton masque.

Bien content, je retirais mon foutu masque, et pris mon vieux pote dans mes bras pour une franche accolade.


Dan n’avait pas changé. Après avoir rapidement échangé quelques politesses, il rentrait directement dans le vif.

— Alors, monsieur le professeur de SVT est-il persuadé qu’un pauvre masque en tissu est aussi efficace qu’un filtre à particule ?

— Non, bien entendu… Peut-être que ça a une toute petite efficacité tout de même, en termes de propagation du virus, alors ça vaudrait quand même le coup, mais ce n’est pas prouvé en fait, honnêtement… Aucune étude scientifique ne prouve l’efficacité des masques chirurgicaux contre la propagation d’un virus, c’est vrai.

— Merci professeur ! C’est pour ça que je le porte uniquement quand on m’y force, tu vois ? C’est pas parce que tout le monde est débile que je dois l’être. En plus regarde autour de nous, 99 pour 100 des gens touchent tout le temps leur masque avec les doigts, et ça, tu sais comme moi que c’est le vrai, le plus gros facteur de propagation, autrement dit, c’est du grand n’importe quoi !

Il descendit du gradin et se mit à respirer à pleins poumons en brassant des bras, l’air provocateur.

— Haaa le bon air de la campagne, on n’est pas bien là ?! Ha non, on croirait vivre dans un couloir d’hôpital là, alors qu’on est dans le sud, en plein été, en bonne santé, en train de vivre pour la première et la dernière fois chaque instant de notre vie ? Pourquoi vous vous gâchez la beauté, les sourires, et le petit vent frais sur le visage avec ces masques absurdes ?

Il commençait à y avoir du monde sur le gradin, il s’adressait à nos voisins, et j’étais super gêné. Il montait en pression.

— On est tous bâillonnés par des bouts de tissus dont rien ne prouve qu’ils servent à quelque chose, et on les porte servilement pour obéir à nos gouvernants, qui nous ont dit d’abord que c’était totalement inutile parce qu’ils n’en avaient pas — au passage à cause de leur doxa capitaliste qui bousille la santé comme le reste — et puis que c’était totalement obligatoire — au passage pour écouler les stocks qu’on a payés par nos impôts, alors que rien ne prouve que c’est un tant soit peu efficace ! Super ! On peut être fiers de nous de nous soumettre comme des bœufs à des lois débiles, et merci la médiocratie, et vive la démocrature !!

Je ne savais plus où me mettre. Il fallait que je le désamorce.

— Arrête Dan, on va se faire jeter !...

— Mais mon ami, on est venus faire quoi ici, se dégourdir les jambes, ou partager un moment commun ? Tu en as parlé aux artistes ? Ils te l'avoueront que c’est la misère, qu’ils font ça pour survivre ou au mieux pour occuper le terrain ! Les applaudissements n’ont jamais été aussi faibles, les émotions aussi voilées, un public masqué, mais c’est une plaie pour les spectacles ! Et pas que, regarde on se fait chier, tous, là, avec cette ambiance mortuaire ! Mais c’est pas la rue ça, c’est définitivement plus la rue !

Ça commençait à gueuler… Un bonhomme aux cheveux blanc s’est levé et a crié.

— Ouais, ben barrez-vous alors, si vous n’êtes pas content !

— Mais c’est ce que je vais faire ! C’est ce que je vais faire !

Mais à la place de cela, il bondit sur la scène. J’hallucinais. Il se mit à pérorer :

— Mais avant mesdames-messieurs, je vais vous dire que je refuse ! Je refuse d’obéir à des ordres absurdes, je refuse de me plier à des règles qui vont contre le bon sens, parce que je suis le seul responsable de ma propre vie, que je suis un homme qui dispose de son libre arbitre, quand bien même ses cons d’citoyens auraient voté pour un gouvernement de branquignoles ! 

Je refuse de participer à ce monde que des sociopathes construisent pour nous ! 

Je refuse l’agriculture et la bouffe industrielle qui tuent les sols et les gens, pourtant ces gens là, ils la défendent ! Je refuse de vendre des armes à des gens prêts à s’entre-tuer par profit, pourtant ces gens en ont fait un business national ! Je refuse de promouvoir l’industrie nucléaire et l’inéluctable pollution qui vient avec, pourtant ces gens le subventionnent ! Je refuse de voir le fruit de leur travail volé aux pauvres, qui souffrent, par la minorité des ultra-riches qui se douchent sous des flots de dollars, pourtant c’est cette économie-là que ces gens idolâtrent ! 

La foule se mettait à gueuler :

— Mais c’est qui ce mec, ta gueule !

— C’est comme ça, on est en démocratie !

Mais il était parti comme une flèche et je savais qu'on ne l'arrêterait plus.

— Ha bon, c’est la démocratie maintenant, ici ? La condition de la démocratie c’est une information indépendante et objective pour tous, on y est ? Et c’est parce qu’il y a des élections pipées par l’abrutissement médiatique et la servilité des masses, que je dois acquiescer sagement à toutes ces conneries d’oligarques, et obéir contre ma nature et mon bon sens ? Je le refuse ! Et je refuse ces masques débiles ! Enlevons nos masques mes frères ! Respirons ! Ne nous laissons pas bouffer par les chiens de garde de ceux qui nous parquent dans nos vies de pauvres ! Nous sommes des loups, et nous sommes libres ! Libres, uniques, miraculeux et vivants !

Le gradin était outré, et les gens invectivaient Dan tous azimuts, sans qu’il s’interrompe une seconde. D’un coup d’œil je vis le municipal arriver en courant depuis l’entrée. Ça puait.

Comme d’hab, Dan était un bon coup de fouet. J’avais beau le trouver dingue, j’étais totalement d’accord avec son analyse. Soudain sans comprendre comment, je montais sur la dernière planche du gradin et je me mettais à crier vers le public.

— Mais arrêtez, c’est un artiste ! C’est un artiste ! C’est une compagnie !!

La foule, interloquée, portait encore de la voix, moitié outrée, moitié convaincue. Entre ceux qui avaient aimé le discours, ceux qui applaudissaient la surprise, tout le monde au final était plutôt content de l’entourloupe et de ce happening qui nous réveillait. Le gendarme parvenu à côté de moi hésitait. 

D’un clin d’œil, je le rassurai en m’asseyant :

— C’est une compagnie en fait, c’est la première partie.

Dan, exultait, saluant le public comme s’il avait décoché un Molière.

— Mesdames-messieurs, c’est la compagnie « Dans ta gueule » qui vous a proposé cette entrée en matière, à présent, et avant d’accueillir le premier spectacle de l’après-midi, je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour les organisateurs qui ont maintenu l’événement !

La foule applaudissait, interloquée, à moitié convaincue.

— En effet, il leur en a fallu du courage. Il leur en a fallu pour accepter d’appliquer des gestes barricades entre nous, de promouvoir la désunion sociale, la clôture de site et la restriction d’humanité collective. Du courage pour accepter de vous traiter comme des gamins irresponsables, de disloquer les voisins, les amis, les familles, d’ériger la peur de l’autre en axiome, et de proposer aux enfants l’exemple de l’asservissement à l’absurde. Un grand merci à eux, et un bon festival à tous ! 


Et le plus tranquillement du monde, il est parti vers le barnum des loges.


J’ai décampé vite fait du gradin, et je l’ai retrouvé à la sortie de celles-ci, devant un des organisateurs éberlué qui ne savait pas trop comment l’engueuler. 

Direct il m’a pris par l’épaule et on a dégagé en se poilant du festival.


Punaise, ça faisait du bien, un peu de rue, cette année.







  • [rue] (Fabulation) - Je refuse -, Chtou Gildas puget, 25/10/2020

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