Il y en a qui décryptent la vie et le monde à
travers la Bible, ou le Coran, moi, j’ai
des phrases qui me remontent du fond de ma réserve, ce sont des bribes de
poèmes appris tout le long de ma vie.
Ce matin à 5 H 40, Henri Michaux me
parle : « dans le noir nous verrons clair mes frères, dans le
labyrinthe nous trouverons la voie droite ».
Nous sortons de ce grand voyage immobile un peu éberlués comme les spéléologues qui
s’enferment six semaines au fond d’un
gouffre pour éprouver la sensation du temps,
et la lumière nous fait peur.
431 Jours,
environ 14 mois . Avec un petit entracte. Une toute petite peine de
prison dorée pour les CSP+ ou un
séjour dans un monastère, broutilles.
19 mai 21, c’est reparti, la dictature du
plaisir nous demande de la rejoindre au
plus vite : course aux terrasses, à la consommation enivrante
Télérama nous présente la liste des sorties,
sors sors , rattrape le temps perdu . Fonce mon gars, précipite toi dans les
grands palais de la culture, participe à
la croissance, on va faire du 5,7 % , magnifique.
Et toi tu avais cru que le monde allait
s’écrouler, large bévue. A toi la vraie
vie !
Les chats de Facebook sont remplacés par des
choppes de bière et du saucisson. On avait fait des indigestions de chats et
maintenant les messages affluent :
quel plaisir de vous retrouver de vous revoir, vous nous avez manqué
hurlent les directions des théâtres .
Bizarrement l’envie de travailler écrase le
droit à la paresse.
« Extases cauchemar, sommeil dans un nid
de flammes » .
On se
la joue juin 1944, la grande libération.
Tout du moins à Paris.
A Audincourt le parking du Mégarama est
au trois quart vide . Les vigiles
avertissent : attention espace de deux sièges exigés . Salle 10, ADN ,
nous sommes cinq en tout. 78 sièges me séparent des voisins.
Là dessus , un grand discours de l’auteur- directeur du théâtre de la Colline.
Il dit quoi ? il dit qu’il faut admirer son savoir-
écrire, je n’ai même plus envie de savoir ce qu’il dit. Ce que j’ai envie qu’il dise, il ne le dit pas, c’est pénible les grands
intellectuels qui se noient dans leur amour du style.
On a besoin d’enthousiasme , d’élan, d’euphorie que les grands théâtres nationaux
s’ouvrent à la vie.
« Tous venez même les petits enfants que je vous console, qu’on
ouvre pour vous son cœur , le coeur
merveilleux ».
Cher
Stéphane B . de l ‘Odéon, allez, agora avant, agora après,
forums, bals, accueil en musique, levers
de rideau, polémiques. Ne réponds pas par le sanitaire. L’occupation c’est ta
chance.
Pas de chance, ils sont partis.
Plus de culture piedestalisée ou sacrée
Soupes sur le parvis. Petites pièces insolentes à même le pavé avant
les spectacles.
Nuits blanches dans le théâtre. Il faut tout
déstabiliser
« Dans tout réclamez la vie » Büchner
En fait je ne décolère pas, je ne sais quel
observatoire culturel a effacé de ses statistiques
, le public du théâtre de rue,
Parce que le drame qui se déroule sous mes
yeux,
C’est
ce que cache le mot public.
Et là aucune
statistique ne nous raconte le public.
Je suis cerné par des gens qui pour rien au
monde ne mettraient les pieds dans un
théâtre,
Dans ma propre
famille,
Le théâtre , lieu d’ennui , lieu pour vieux,
lieu triste.
Ah, me
dit une cousine , nous sommes 4 dans la famille, 80 € la soirée, comment veux
tu ? mais oui le théâtre de rue, gratos, ça on aime.
Ma sœur, ah, elle, 77 ans, c’est une vraie cliente, ex professeur, elle
était au lycée la Fontaine dans la classe de Catherine Deneuve, elle oui,
elle court de théâtre en théâtre,
les parterres des théâtres publics sont grisonnants, mélangés avec du
public captif, les élèves des lycées.
Je me
souviens d’un soir au théâtre français,
je connaissais Bakari Sangaré, j’aurais voulu lui parler, 23 H 30, non Monsieur, disent les vigiles, sortez, on doit fermer.
Pas d’après- spectacle. Pour moi la honte. Le théâtre du Soleil nous a pourtant montré le
chemin.
Je
relis Gémier, ancien directeur de l’Odéon
de 1922 à 1930, fondateur du
TNP :
« je me résigne malaisément à emprisonner
l’art dramatique dans les salles closes,
je suis un peu chimérique, , mes perspectives débordent de toutes les
murailles. Le vrai théâtre c’est la fête du peuple ».
Je fais partie d’un collectif, la francomtoise
de rue, façon utopie de là bas :
« pas de chef, nous sommes tous chefs ».
Nous organisons une marche
en août 2021 de la maison de Copeau de Pernand Vergelesses, au théâtre
du peuple de Bussang. Deux énormes symboles.
Et pourtant, une enquête se prépare :
« j’habite Bussang et je ne vais pas au théâtre du peuple ».
C’est là l’enjeu. Le théâtre pour qui ? La lancinante question de Jean Vilar.
Brûlante actualité.
Jacques Livchine
Metteur en songes
28608 jours de vie sans métastase