Le jeune homme
s’avance sous le soleil impitoyable dans
la petite cour où nous avons monté le
spectacle. Il rejoint la table de
pique-nique où nous nous reposons, avec
l’équipe.
— Excusez-moi, je voulais
savoir, c’est bien ici le spectacle de rue
de ce soir ?
— Oui oui c’est là monsieur,
c’est à 20 h 30.
— Super, je voulais savoir,
vous allez le faire, le pass sanitaire ?
— Oui, monsieur, c’est
obligatoire.
— Parce qu’on voulait venir
comme tous les ans avec ma femme, mais
elle est enceinte, alors elle ne peut pas
avoir de pass.
— Ha désolé, mais on ne pourra
pas la faire rentrer.
Il est interloqué. Nico, qui
ne fait après tout que son boulot, est à
l’évidence mal à l’aise, et nous pas
moins. Peu convaincu, il rajoute :
— Mais sinon, elle peut
présenter un test…
Le type rit jaune et nous
remercie quand même poliment, avant de
faire demi-tour.
— Ça commence, lâche Virginie.
Je vous demande pardon,
monsieur, rétrospectivement, je vous
demande pardon pour ce moment.
Le vaccin peut indisposer au
point de vomir pendant trois jours, et si
elle allaite, combien de temps sera-t-elle
privée de vie sociale ?
Je n’en reviens pas, on
s’était habitué aux barrières, au
filtrage, il nous paraissait insupportable
au début, mais on avait fini par trouver
ça banal.
Hier soir, ils étaient deux,
je voyais le public au loin derrière les
grilles fermées, c’était interminable,
l’application ne fonctionnait pas, cela
prenait un temps fou.
Un monsieur en colère a jeté
son vélo contre un arbre, hors de lui, en
gueulant « vous commencez à nous faire
chier ! », et est reparti, fumasse…
J’ai joué.
Une dame à l’entrée a dit « je
suis venue sans le pass, juste pour leur
montrer à ceux qui sont dedans, qu’il y
aura des gens dehors, et les mettre mal à
l’aise ! J’aurais préféré qu’il y ait
moins de gens dedans, et plus de gens
dehors… »
Ce n’était pas le cas. On
s’attendait à ce que la jauge peine à se
remplir. Pas du tout.
Le gradin s’est bien garni, et
des loges, j’observai ce public. Mon
public.
Un public bien docile. La
crème des citoyens, ceux qui obéissent,
qui sont du bon côté de la barrière.
Et plus loin, les mains sur
les hauts barreaux, il y avait quelques
parias, qui s’étaient vu refuser l’entrée,
et qui les regardaient.
Et moi, je suis monté sur
scène, j’ai fait mes appels à la liberté,
exhorté à la révolte…
Le théâtre de rue perd tout
son sens, mon spectacle perd tout son
sens, nos valeurs sont piétinées.
Les gens étaient sympas.
Normaux. Quand à la fin du spectacle je
leur ai exprimé ma gêne, ils semblaient
tous d’accord.
Avec l’équipe, dans la nuit,
on est retourné sur la table de
pique-nique, pour boire une bière, le
démontage terminé.
Nico, une seule injection, m’a
expliqué qu’il partait en vacance avec sa
gamine de 8 ans faire le tour de la
Bretagne, en T4. Ils iront au camping,
mais elle n’aura pas le droit d’aller au
bar du camping, au resto du camping, elle
devra manger sa glace à emporter, loin des
autres enfants attablés, elle n’aura pas
le droit d’aller à la piscine. Il est
dégouté.
Virginie, pass en poche, qui
refusait du monde ce soir, n’ira nulle
part où on lui demanderait son pass, elle
préfère ne rien vivre de collectif que de
cautionner cela.
Mais là, comme nous, elle
bosse. Elle a une famille à nourrir. Elle
ne peut simplement pas ne pas bosser, on
la tient par la nécessité.
Jusqu’à où peut-on être
complice de l’injustice pour des raisons
de confort ?
Je te demande pardon, mon si
bravache, si impétueux théâtre de rue, mon
si merveilleux, mon si noble métier.
Toute ma vie, je t’ai porté
comme un honneur au nom du bien commun.
Aujourd’hui, j’ai honte de
jouer.
Chtou
Capitaine de
l'espace artistique de
Qualité Street