— Entrez!

Rien que dans ma façon d'ouvrir la porte je me sens comme un imposteur.

C'est chelou dans la main, une porte en verre, et puis je n'ai pas envie de faire valser son store vénitien. Tout est chelou dans cet immeuble de toute façon, c'est vraiment le projet d'architecte par excellence, ils appellent ça écoresponsable parce qu'ils ont coffré des hectolitres de béton avec du bardage douglas et foutu trente yuccas dans des pots pour faire joli en terrasse. À l'intérieur tout est en verre. Du coup, les gens dans les bureaux mettent des stores. Mais bon, c'est moderne, c'est impressionnant, c'est écoresponsable. C'est inhumain. C'est l'immeuble de la région, quoi.

— Bonjour, asseyez-vous, je vous en prie...

C'est elle qui va décider si on touche la sub ou pas. Bon ben rien qu'à voir sa gentillesse et son doux sourire teinté d'un peu de compassion, j'ai compris. On va encore se faire bouler.

J'en ai un peu marre en fait, de passer pour un pouilleux dans toutes ces institutions officielles du bon goût académique conforme. Je me cale dans le siège et je sens la poudre me monter au nez. 

Putain c'est humiliant d'être là, à quémander des sous à quelqu'un qui ne me connait même pas et qui me prend pour un sous-artiste de province. Elle a au moins vingt ans de moins que moi. Elle est déjà en train de me faire son laïus en automatique, et ça se voit qu'elle a fait des études, elle parle super bien, et moi je vais avoir l'air d'un con parce que je vais devoir essayer de me mettre à niveau.

Directeur artistique, tu parles. Mon cul oui, je fais de la rue, alors rien que ce titre de directeur artistique, ils ont tous ça à la bouche, mais ça colle tellement pas à ma vie. 

Je suis pas directeur, je me dirige vers les dates au volant du camion, à la rigueur. Tu les vois, les autres, m'appeler monsieur le directeur? Non mais ils ont l'impression que tout le monde fonctionne comme eux là-dedans? Qu'on est tous le larbin d'un supérieur? Ha ça y est, elle a fini son intro toute propre. On va pouvoir y aller.

— Malheureusement donc, vous ne rentrez pas tout à fait dans les critères selon lesquelles nous pourrions vous faire bénéficier de l'aide à la structuration annuelle.

Bon, j'ai plus rien à perdre.

— Mais je peux savoir pourquoi alors? Parce que moi je l'ai lu votre chapitre sur les conditions d'éligibilité, et nous on correspond à fond à tout ce que vous dites! Au niveau d'un rayonnement sur le territoire par exemple, ben nous on a gavé de dates dans la région! On fait au moins le tiers de nos dates en région… Bon ben là on en a moins à cause du covid mais bon, quinze dates dans le coin cet été, c'est déjà pas mal!

— Ha oui, heu... Je voulais que vous me le précisiez justement... Les dates que vous indiquez, il s'agit de représentations heu... Je veux dire, ce sont des représentations avec des contrats de cession ou un partenariat en numéraire?

— Ben oui!

— Ha d'accord. Parce que ce ne sont pas vraiment des... comment dire... Des lieux culturels identifiés! Voilà vous jouez pour heu... Des fermes, un camping, de petits événements festifs, je vois ici un festival que nous accompagnons, mais votre diffusion se fait tout de même principalement dans des lieux peut reconnus! La fête du jardin, la foire de Lussac, le comité des fêtes de Brequigny, le camping des mouettes, bon...

Ses grands yeux gris me supplient d'accepter la réalité. Le pire c'est qu'elle est gentille en plus, et elle aimerait bien que je comprenne avant qu'elle se mette à pleurer de pitié. Et moi à voir son regard de chaton, j'ai envie de me jeter par la fenêtre et de me casser en courant en m'excusant d'exister, et puis de rejoindre Ludo qui m'attends. 

Putain mais qu'est-ce que je fous là...

— Ben vous parliez des non-publics, d'aller vers les zones blanches et tout. En fait, c'est tout ce qu'on fait nous en rue!

Ça y est je commence à m'énerver. Malgré moi, le ton monte. 

— On ne fait que ça de rencontrer de nouveaux publics "pas familiers des lieux habituels de diffusion de la culture", déjà par nature à chaque fois qu'on joue, il peut y avoir quelqu'un dans le public qui n'avait pas prévu de venir, qui ne vient jamais dans aucun de vos centres culturels identifiés! Vous vous rendez compte que votre espèce de profession de foi, là, votre crédo que vous mettez sur votre site, c'est exactement ce qu'on fait tout le temps en rue!?

Je me suis levé, énervé, et elle recule avec son fauteuil vers la fenêtre.

— Vous réinventez l'eau chaude là avec vos mots à la con de territoire et de non-public, mais nous on fait quoi depuis 50 ans si c'est pas aller à la rencontre des non-publics alors? 

Brandissant mon petit carnet, je fais lentement le tour du bureau pour la garder dans la tempête, merde, j'ai plus rien à perdre.

— Je vous lis, là, vous dites comment? Renouveler les modalités de la rencontre entre artistes et habitants d’un territoire... Non mais sérieux, il fait quoi le théâtre de rue, à part renouveler les modalités de la rencontre entre artistes et habitants d'un territoire??? Hein? Vous dites quoi là? "Soutenir les projets artistiques qui réunissent les conditions de leur rencontre avec le plus large public possible, dans un double souci d’exigence artistique et de diversité culturelle" haha je me marre!!

Elle s'est levée et c'est elle qui contourne le bureau en faisant non non non avec le bout de son nez mais c'est trop tard.

— Sérieux mais vous devriez bosser dans un cnarep, pas à la région madame! Et attends j'en ai une dernière! "Contribuer à la diversité artistique et esthétique"! Mais c'est qui ça, c'est qui qui invente des nouvelles formes, c'est qui qui croise toutes les disciplines, c'est qui qui foisonne, qui explose, qui emprunte toutes les voies possibles, c'est les plateaux de théâtre toujours dans leurs petites boites où chacun fait son prout et tout le monde se renifle le cul, ou alors c'est le peuple de la rue qui envahit toutes les rues de France en mélangeant les genres? Asseyez-vous!

Elle tombe dans le fauteuil visiteur et je m'appuie sur le bureau les poings serrés.

— Je vais vous le dire, votre problème... 

Je pèse mes mots, sur le ton de la menace.

— Vos critères de subvention, c'est du vent, si vous y croyiez vraiment, vous aideriez massivement et immédiatement notre secteur, et vous feriez de la rue le fer de lance de la politique culturelle régionale. Seulement tout ce boulot qu'on fait, vous voulez qu'il soit fait par d'autres, des plus propres, des plus conventionnels. Alors vous êtes là, à louvoyer pour nous sortir des cases, mais vous me faites pitié avec vos contorsions. Dites-le clairement qu'on n'est pas du même monde, ça nous évitera de perdre notre temps, et vous resterez dans vos dans le votre, il est tellement rassurant pour ceux qui vous donnent la pâtée!

J'ouvre la fenêtre, il fait beau dehors, on est au rez-de-chaussée, les bagnoles passent juste devant nous, et le vacarme envahit la pièce. Des gens qui marchent sur le trottoir me regardent en passant, on saisit des bribes de conversation. Ça klaxonne, plus loin.

Je me retourne vers elle.

— Gardez la votre pâtée, moi je préfère encore avoir la dalle. De toute façon, nos sentiers à nous, ils parcourent le vrai monde, et on les a toujours tracés tout seuls.

Je grimpe sur le radiateur, je sors par la fenêtre, et je me casse.

Chtou