La disparition subite de Smooz ravive des souvenirs d'une épopée du théâtre de rue aujourd'hui révolue. C'est aussi en hommage à cette aventure commune et générationnelle que résonnent les nombreux témoignages. 

Voici celui de Tom :

" Bon,
j’expliquais tantôt que la contingence de l’âge impose, plus il avance, que les meilleurs fruits tombent de l’arbre (trop tôt) à un moment ou à un autre.
Ça arrive d’un coup, par surprise. On y pense même pas à vrai dire. Juste, un jour c’est là. Tous les deux, trois mois, tu vas enterrer un proche. Tous les deux, trois mois, un pote se casse.

Mon SMOOZ…putain…mon SMOOZ…tu seras le premier pour 2023. Tu me diras, le mois de janvier n’est pas encore  fini, j’ai encore le temps de te souhaiter une bonne année. Alors, bonne année copain !

Donc, hier, Anne de Quartier de Nuit m’appelle pour me dire que tu t’es cassé ? Comme ça, dans ton sommeil ? Remarque, t’as bien fait. Moi aussi je veux me casser comme ça, dans mon sommeil. Rester dans un rêve que je trouverais cool. Mon souci à moi, c’est que je ne rêve pas. Toi t’as du faire un putain de rêve pour décider d’y rester à 58 ballets bordel.
Tu racontes ?

Donc tu t’es cassé ? Après, vu qu’il ne se passe plus rien de vraiment excitant dans la Rue et que tu devais bien te faire chier ces dernières années, je comprends que tu aies préféré le rêve.

En tout cas, sans toi, MATERIA PARIMA Art Factory n’aurait jamais duré 23 ans. Jamais. Tu le sais ça. En 1995, Materia aurait juste explosé en plein envol sous la cagnasse du mois de juillet en plein milieu de la Pologne.

Je me rappelle comment on s’est rencontré.
En 1993, Minoux du OZ THEATER me dit « Tom, avec Materia cet été, allez à Châlons, tu demandes Smooz, dis que c’est moi qui t’envoie, allez jouer là-bas »
MOI : « OK »
Nous, on y connaissait rien. On était une tribu, on était sauvage, une meute errante de sauvageons venue de l’Est, rasés, nus, énervés, indociles, indisciplinés et terreux.

Quand on est arrivé, on est allé au bureau du Off, comme nous avait dit Minoux. Là, on est tombé sur Isabelle. Elle m’a regardé d’un oeil inquiet, elle a vu nos photos de SPHÈRE et elle a di :
ELLE : Désolé, ça va pas être possible
MOI : Comment çà, ça va pas être possible ? Mais nous on s’en branle en fait. On va débarquer quand même cette nuit et on va jouer quand même, on est des porteurs de feu et on va tout bruler, d’où c’est pas possible ? C’est ta rue ? parce que c’est aussi la notre.

Là, Isabelle, un peu dépassée est partie te chercher.
T’es arrivée, tranquille. Smooz…ouais smooz. J’ai tout de suite calé pourquoi on t’appelait SMOOZ. Tu transpirais la coolitude avec des bacantes de Johnny Cash.
Tu m’as regardé, t’a regardé les photos, on ne se connaissait pas. Tu m’as regardé, t’as souri et t’as dit "Alors, c’est pas comme ça que ça se passe. Vous arrivez pendant le festival, hors programmation, vous êtes nombreux, vous cramez tout, normalement c’est pas possible, fallait s’inscrire, trois mois avant au moins ».
Nous on y connaissait rien et on s’en branlait en vrai. T’as attendu un instant, tu m’as regardé dans les yeux, t’as souris encore, j’ai souri aussi et tu m’as dit « mais ça va être possible… ».
Là, tu nous as filé le parvis de l’église St Vincent, une heure du matin. Parfait, pile notre heure. L’heure du Sabbat, pile notre heure. L’heure du feu, de la chair et des loups…pile notre heure. Et Bim, c’était parti, on arrivait dans le monde du théâtre de Rue, qu’on ne devait plus quitter jusqu’à la fin.

Deux ans plus tard, je me rappelle aussi, au festival FERU, organisé par Trace Rock, on venait de finir les perfs de VORTEX, on était dans les loges, on avait tout cassé avec des rituels intenses…tu m’as regardé et tu m’as dit
« c’est super, la compagnie monte, y a une vraie identité, un gros potentiel mais attention…vous allez avoir trois ans…à Chalons, un tiers des compagnies explosent au bout de trois ans. Querelles d’ego, histoires de cul, d’orientations, problèmes de tunes, difficultés à passer le cape de la professionnalisation, peu importe…un tiers explose… ».
Cinq mois plus tard, en Pologne, la compagnie explosait. Tout comme tu m’avais dit. J’ai serré les dents et je me suis dis « OK, en fait c’est normal, c’est Smooz qui le dit…no stress, c’est normal…on va passer le cap…tranquille…smooz ».
Et on l’a passé et on a tenu 20 ans de plus. Si tu ne m’avais pas dit ça,  juste j’aurais planté le truc et serais parti bosser avec la Fura à Barcelone mais là, j'ai préféré m'accrocher.

Merci copain, merci infiniment, pour tout (parce qu’on a vécu tellement d’autres trucs ensemble, chez toi, chez moi, à Annonay, à la Chaux-De-Fonds, au Moulin de Brainant, chez CIA, avec Peter et Sputnik, la Bérézina avec Nemo, les virées avec Anne et Quartier De Nuit, ta DS (pas la Nintendo hein, ta bagnole...) y aurait tellement à raconter…)

Merci mon poto. Merci infiniment pour moi, pour MATERIA, pour toutes les compagnies des arts de la rue qui te doivent toutes quelque chose, tellement de choses, qui te doivent toutes une part de leur existence…Merci infiniment.
En vrai, c’est les mecs comme toi qui font le monde.

Bon copain, je te laisse, j’ai encore des trucs à faire. On va pas pleurer hein, on reste des rocker. On va te laisser partir tranquille, comme t’as toujours fait, on va te laisser partir…smooz.

Bon voyage mon vieux poto. With Love. "

C'est bien pour cette aventure libre et sauvage que nous convergions de partout et de nulle part. S'est-elle aussi envolée ? 

Jusqu'à preuve du contraire, j'en ai l'impression.

François 

 

* Tom Verlaine, Words from the front.

https://youtu.be/twqGpQoN2sQ