21 mai 2023
«
Le Monde sans fin » : lettre ouverte à Jean-Marc Jancovici par
Pierre-Guy Thérond, ancien Directeur des Nouvelles Technologies à EDF
renouvelables
Pierre-Guy Thérond
Cher
Jean-Marc, J’ai terminé de lire « Le Monde sans fin », qui reflète
finalement tes idées depuis au moins la dernière décennie. Je ne vais
pas tourner autour du Pot, c’est un « brulot » anti-énergies
renouvelables, et j’ai du mal à comprendre « pourquoi tant de haine »,
ou même pire « tant de condescendance ». Si j’essaye de condenser mon
objection principale en quelques mots : tu nies totalement ou presque
les progrès considérables effectués par les convertisseurs d’énergies
renouvelables ces 20 dernières années, et tu ignores les progrès à
venir, tant sur les énergies renouvelables que sur les bons procédés
consommateurs d’énergie.
Comme
nous avons grosso modo le même âge, j’ai parfois l’impression que tu as
du mal à te détacher de ce que nous avons appris lorsque nous étions
étudiants : mon Professeur de Physique des Solides nous enseignait
« qu’une cellule photovoltaïque délivrait moins d’énergie sur sa durée
de vie que ce qu’il fallait pour la produire », et à l’époque, c’était
exact. Aujourd’hui, c’est totalement faux, et de loin. Première
objection factuelle, sans entrer dans des querelles d’expert, ton
tableau page 161 des « ERDEI (Energy Returned on Energy Invested) » est
faux : je ne sais pas où tu as pris tes chiffres, et j’imagine qu’ils
sont anciens et donc obsolètes. L’ERDEI de l’éolien est plus proche de
40, voire 50 ; un peu plus de 20 pour le photovoltaïque que tu ne cites
pas. Pour des « enr+stockage », cela dépend totalement du volume de
stockage considéré : si il s’agit de rendre une turbine éolienne
« totalement dispatchable 24h/24, 7j/7j », ton chiffre est peut-être
juste, mais là aussi, il nie l’optimisation d’un système massivement
constitué d’électricité d’origine renouvelable : on peut mutualiser les
productions de plusieurs centrales, ce qui permet de réduire le besoin
en stockage. Mais qui suis-je pour oser contester tes affirmations ?
Disons que j’ai fini ma carrière professionnelle d’ingénieur EDF, que
j’ai passé grosso modo la moitié de cette carrière au développement des
énergies renouvelables et l’autre moitié à servir « le système
existant », dont bien sûr le nucléaire.
Certes,
tu pourras objecter que je suis « conflicté », mais ces progrès
fulgurant des énergies renouvelables, je les ai vécu, et c’est une
sacrée aventure, en fait une véritable « révolution ». Cette révolution,
c’est d’abord celle du solaire photovoltaïque : en 20 ans, son coût
moyen annuel de production est passé du moyen de production
d’électricité le plus onéreux à celui le moins cher dans de très
nombreux pays. Tu en parles peu, et je pense que tu as tort : ne sois
pas vexé de ne pas avoir anticipé cette baisse massive de coût, en fait,
personne ne l’avait anticipée …. Certes, le solaire photovoltaïque a
deux inconvénients majeurs : il ne produit pas la nuit et peu par
mauvais temps, il demande des espaces importants, considérablement plus
élevés que le nucléaire. Vis-à-vis du premier, tu ignores une autre
révolution, en marche celle-là, celle du stockage par batteries, initiée
grâce au véhicule électrique. Elle est encore incomplète : il faut
trouver des solutions de stockage aussi massives que le stockage
hydraulique, et bien sûr appeler au maximum ces dernières. Dans les deux
cas, des solutions existent, même si elles ne sont pas totalement
satisfaisantes, comme l’hydrogène qui implique une déperdition d’énergie
de 70% lors de l’opération de « stockage/déstockage ». Vis-à-vis du
deuxième, il émerge une solution « technico-sociaux-économique »
élégante, même si elle n’est pas encore totalement déployée : la
co-existence d’activités agricoles et d’activités de production
d’électricité d’origine photovoltaïque, maintenant le rendement agricole
à 100%, voire un peu plus. Cette option est 1. Théoriquement possible,
2. Commence à être mis en œuvre. Si elle peut se déployer, elle repousse
très loin les limites d’implantation du solaire photovoltaïque.
Toujours dans la même ligne, tu n’identifies pas vraiment une troisième
révolution : celle de l’éolien en mer. Il s’agit là d’une façon de
produire de grandes quantités d’électricité décarbonée, qui a connu un
saut d’industrialisation, permettant de réduire ses coûts
considérablement. Ces trois révolutions additionnées permettent
d’envisager des mix énergétiques massivement constitués d’énergies
renouvelables, y compris en France, comme le montre d’ailleurs
l’excellent rapport produit par RTE, y compris pour des scénarios très
« nucléarisés ».
Tout
cela montre que la nouvelle ère renouvelable n’ai rien d’un retour à
une « ère renouvelable » ancienne, comme tu le décris de façon « un
rien » biaisée : étant par nature optimiste, j’espère qu’un jour tu
t’appliqueras l’humilité que tu préconises en page 151 vis-à-vis des
« anti-nucléaires » allemands. Les turbines éoliennes terrestres, autre
solutions industrielles et matures, n’ont pas grand-chose à voir avec
les moulins à vent que tu évoques, ne serait-ce que parce qu’ils
produisent de l’électricité, pas de la force mécanique. Pour toutes ces
énergies, l’application de tes ratios très pédagogiques entre l’énergie
fournie par une machine industrielle et l’énergie fournie par un humain
classe très clairement les énergies renouvelables dans l’ère moderne, ce
que tu ne signales nulle part. Toi qui aimes manipuler les ordres de
grandeur fondamentaux, tu oublies également un avantage de l’éolien et
du solaire photovoltaïque par rapport aux énergies fossiles et
nucléaire : elle ne sont pas soumises au rendement de Carnot pour
produire de l’électricité, parce qu’elles ne nécessitent pas la
conversion d’une énergie thermique produite dans une chaudière en
énergie électrique. Cela permet tout de même de gagner un facteur 3 dans
la chaîne de rendement. J’y vois d’ailleurs la raison pour laquelle la
biomasse électrogène, soumise elle au rendement de Carnot, n’a pas
réellement débouché contrairement à l’éolien et le solaire.
Tu
évoques le besoin accru en matériaux pour les énergies renouvelables
par rapport au moyens centralisés. Là-dessus, je ne peux qu’acquiescer
globalement, même si des substitutions sont possibles : par exemple,
l’utilisation du cobalt dans les batteries peut être évité assez
facilement, il sera plus difficile de se passer du lithium, mais pas
impossible, les aimants aux terres rares peuvent être évités dans
l’éolien etc …. De nouveau, tes ordres de grandeur quand ils existent me
semblent biaisés. Je m’en tiendrai de nouveau au rapport RTE : 30% de
cuivre consommé en plus dans les scénarios « très enr » versus les
scénarios « très nucléaire ». c’est significatif, mais pas non plus
totalement inatteignable. Bien sûr , cela suppose que le secteur minier
ne soit pas banni, ce qui est un autre débat. Donc, là encore, rien de
réellement impossible avec un minimum de volonté.
Comme
dans un miroir, tu exaltes la solution nucléaire, de façon même
exclusive. J’ai eu le grand honneur d’avoir des « patrons » venus du
nucléaire au début de ma carrière d’ingénieur EDF. C’était la génération
qui mettait en service 6 tranches nucléaires par an, qui ont fonctionné
plus qu’honorablement : ces « patrons » m’ont énormément appris, et
j’ai appliqué beaucoup de leurs leçons dans le domaine du renouvelable. A
ce titre, j’ai été très souvent agacé par les jugements sans nuance
d’un milieu « renouvelable » assez anti-nucléaire, c’est vrai. Je
constate malheureusement que tu entres totalement dans ce jeu de « l’un
contre l’autre », et que tu oublies quelques angles morts du nucléaire.
D’abord, nulle part tu n’indiques le chemin de croix que continue à
constituer l’EPR. En 20 ans, l’industrie n’a pu en raccorder que trois
dans le Monde, et pas en France. Une conséquence directe de ce qu’il
faut bien appeler un échec, c’est que les prochaines tranches viendront
en France au plus tôt en 2035 : tu n’indiques nulle part ce que l’on
fera d’ici là. Tu occultes par ailleurs le fait que le nucléaire est
loin d’être accessible partout. Plus choquant, tu minimises les
accidents nucléaires de Tchernobyl et Fukushima, en parlant peu du
dernier, en attribuant le premier à la gabegie soviétique, en minimisant
le nombre de victimes, voire même en présentant l’accident de
Tchernobyl comme finalement favorable à la biodiversité. Enfin, tu
affirmes une durée de vie de 60 ans pour le nucléaire : en France, elle
n’est acquise que pour 50 ans, même si des dossiers sont en cours pour
atteindre 60 ans, ce que tout le monde espère. Il est vrai que des
centrales américaines ont été qualifiées pour 60 ans, mais la mauvaise
nouvelle récente des « corrosion sous contrainte » en France doit
inciter à la prudence : en matière de vieillissement des équipements, il
y a ce qu’on sait, il y a ce qu’on ne sait pas, et pire « ce qu’on
croyait savoir et qu’en fait on ne savait pas » . Ces points de
prudence sont particulièrement nécessaires dans le nucléaire, et je
trouve donc ta profession de foi excessive, car elle affaiblit la
vigilance vis-à-vis du risque d’accident nucléaire : je suis convaincu
que la France n’a pas eu d’accident supérieurs au degré 2 de l’échelle
de gravité du fait d’une vigilance exigeante et même polémique. Ni
l’URSS, ni même le Japon n’avaient ce degré d’exigence et ils l’ont payé
cher.
Tout
ceci nous ramène au vieux dicton de bon sens que « ne pas mettre ses
œufs dans le même panier » relève de la bonne politique. Un peu plus
d’énergies renouvelables pendant la crise Ukrainienne, doublée de la
crise des « corrosions sous contrainte » dans le nucléaire n’auraient
pas été de refus. Au passage d’ailleurs, tu ne pouvais pas savoir que
les subventions cumulées aux énergies renouvelables mentionnées en page
174 sont en bonne voie d’être compensées par les gains publics effectués
pendant la crise Ukrainienne, ce qui justifie a postériori
l’investissement. Tu rejettes la combinaison énergies renouvelables +
nucléaire au motif que les centrales nucléaires ne seront pas capables
de suivre les fluctuations des renouvelables. Là aussi, c’est une
négation du progrès ! Il existe des moyens d’optimiser des combinaisons
différents type d’énergies renouvelables (éolien et solaire) – nucléaire
– hydraulique – stockage par batteries : là-dessus, les moyens digitaux
désormais à disposition nous aident bien. Je te rappelle d’ailleurs que
la transition d’un parc français « massivement hydraulique + thermique à
flamme », vers un Parc « massivement nucléaire » n’a pas été simple du
point de vue de l’opération du système électrique : il a fallu s’adapter
et on s’est adapté, au lieu de « lever les bras au ciel ».
Bien
sûr, j’adhère totalement à ce qui constitue tout de même ta thèse
centrale, à savoir la rareté de l’énergie et la nécessité de s’y
adapter. Je comprends totalement que tu puisses craindre que les
énergies renouvelables soient comprises comme un « miracle » permettant
de continuer l’orgie de consommation d’énergie que nous connaissons
actuellement, et qui a peine à se ralentir au niveau mondial. Je suis
bien conscient, et le rapport RTE le montre bien, que des mix
énergétiques massivement « énergies renouvelables » ne peuvent se
concevoir qu’avec une baisse très significative des consommations : les
énergies renouvelables, énergies de flux par définition, ne peuvent
guère égaler les énergies de stock en terme de densité d’énergie
immédiatement disponibles. J’admets que cette baisse doit être
suffisamment significative pour impliquer beaucoup plus qu’une simple
amélioration technique de l’efficacité des procédés. Malgré tout,
pourquoi se priver de ce qui au moins permet de réduire la peine, voire
d’éviter le chaos généralisé ? Car si je comprends bien ta thèse, ceux
qui n’auront pas de nucléaire seront voués à revenir au 18ème siècle ?
Nous sommes d’accord sur le besoin massif de sources d’électricité
décarbonée, et d’accord sur le fait qu’il n’y en aura pas assez au vu de
notre rythme de consommation actuel : dès lors, pourquoi se priver de
l’un d’entre eux ? Bien plus, tu ne mentionnes guère les progrès
technologiques possible dans les procédés industriels ou les services
pour les rendre moins émetteurs de CO2, et tu pointes volontiers le
doigt sur des solutions sans grand avenir : je partage largement tes
doutes sur l’avion solaire, mais tu aurais pu mentionner les
possibilités offertes par le e-kérosène, issu de la réaction de
l’hydrogène sur du CO2. Certes, cette solution demande « encore plus »
d’électricité décarbonée ; raison de plus pour n’en bannir aucun
vecteur.
Au
final, pourquoi écrire ces lignes ? Pourquoi ne pas « laisser dire » et
« continuer à faire »; plus moi, mais les jeunes collègues que j’ai
quittés récemment et qui, crois moi, « se marrent » autant que je me
suis « marré » dans cette aventure assez unique pour un ingénieur un
tant soit peu « bâtisseur » ? Tout simplement pour une modeste
contribution à éviter la « prophétie auto-réalisatrice ». Le
développement technologique d’un système énergétique soutenable, quel
que soit son pourcentage de nucléaire ou d’énergies
renouvelables demande beaucoup d’opiniâtreté, beaucoup d’obstacles à
surmonter, beaucoup de volonté, bref beaucoup de mobilisation. D’une
certaine façon, les acteurs doivent « ignorer que c’est impossible, et
donc le faire » : c’est ce qui s’est passé avec les trois révolutions
évoquées plus haut. Ce sera nettement plus difficile s’ils entendent de
façon incessante qu’ils perdent leur temps…
Marc DENIS
Vice-Président de la Communauté d’Agglomération de Cergy-Pontoise délégué à la Transition Ecologique et Energétique
Membre de la commission Transition Ecologique de France Urbaine
Administrateur d’AMORCE et Secrétaire du Bureau du CLER-Réseau pour la Transition Energétique