Accepteriez vous de collaborer avec le rassemblement National ?les réponses de la comédie française et du festival d’AvignonUne longue réponse face à la culture du tweet qui profite totalement au RN et son simplisme démagogique constant.L'un de leurs derniers messages en 20 ou 30 mots de Marion Maréchal appelle à la suppression de l'intermittence, message accompagné d'un cout chiffré qui ne correspond pas à grand chose.« La culture n’a plus aucun poids dans le débat politique »Propos recueillis par Fabienne DargeQuel est votre sentiment que les résultats des élections européennes du 9 juin et à l’éventuelle arrivée au pouvoir du Rassemblement national (RN) en juillet ?Eric Ruf : Moi, je ne suis pas l’enfant d’une révolution, mais celui d’une neutralité un peu suspecte, qu’elle soit suisse ou norvégienne. Je suis le fils d’un homme qui votait pour le Front national, et j’ai aimé mon père, malgré tout, parce que c’était mon père. J’ai donc une réflexion et un point de vue là-dessus depuis longtemps : à cause de cette histoire familiale, je ne peux pas me contenter d’estimer qu’un certain pourcentage de la population est décérébré. Je vois à quel point les paradoxes peuvent être importants. Mon père, qui était médecin, nous a fait faire des humanités, du grec et du latin, et lisait National Hebdo. Dès l’adolescence, j’ai eu un sentiment d’incompréhension qu’il puisse passer de l’un à l’autre sans que cela lui saute au visage. J’ai l’impression d’un cycle, d’un éternel retour qui ne cesse de m’inquiéter. Et j’ai le sentiment que cela fait longtemps, déjà, que l’on n’arrive pas à se saisir de la complexité du monde.Tiago Rodrigues : Je pense qu’une des questions fondamentales, c’est celle des valeurs, et c’est très lié à la question culturelle. En France, et je ne risque pas le moindre chauvinisme à le dire en tant que Portugais qui vient d’arriver, il y a quand même quatre-vingts ans de démocratisation de l’accès à la culture, de rapport à l’éducation nationale, à la jeunesse, au champ social qui sont exemplaires, et tout cela dans un contexte de diversité culturelle, d’ouverture au monde. Ce qui a produit cette aventure qui n’est pas du tout terminée, même si elle est en péril, c’était des valeurs : une idée, une croyance, inquantifiable certes, que la culture faisait cohésion sociale, favorisait la promotion de la différence, du débat, enrichissait la démocratie avec un discours complexe. Or, les partis politiques de tous bords ont trahi ces valeurs-là, et leur défense. Il y a un éloignement du discours politique public de la valeur de la culture, de son importance. On est entrés dans une ère de débat stratégique électoraliste absolument pragmatique, voire cynique, qui abandonne les valeurs et le débat d’idées.Tiago Rodrigues, vous qui venez d’un pays où la dictature a perduré jusqu’en 1974, quelle analyse faites-vous de cette tentation pour le RN ?T. R. : Il y a évidemment une pluralité de raisons, à commencer par l’_expression_ d’une colère mise au mauvais endroit : une colère face à un système qui a négligé, oublié des pans entiers de la population et du territoire français. Une colère manipulée, aussi, dans la façon de lier avec démagogie immigration et insécurité. Mais il y a aussi, et cela nous concerne plus en tant qu’hommes de culture, la question de l’oubli, qui constitue une responsabilité collective et institutionnelle. L’oubli de ce que ça veut dire vraiment, de porter ces valeurs ou de laisser la démocratie être prise en otage de l’intérieur. Sans comparer de manière trop facile les années 2020 et les années 1930, il y a tout de même des similitudes, et par rapport à cela un oubli énorme. Il est quand même ironique qu’au moment où l’on célèbre la Libération, on ait ce résultat électoral. Il est tout aussi ironique qu’au Portugal, on ait cinquante députés d’extrême droite à l’Assemblée, chiffre inimaginable il y a quelques années, alors qu’on célèbre les 50 ans de la « révolution des œillets ». D’où vient cette incapacité à être en contact avec le passé ? Mais il faut aussi le dire, une partie de la population, partout en Europe, adhère à ces valeurs racistes et masculinistes, et s’installe dans le fantasme d’une sorte de pureté aussi théorique qu’inacceptable.Comment expliquer cet oubli, alors qu’un énorme travail a été fait par l’éducation nationale depuis des années sur la seconde guerre mondiale ?E. R. : Je ne voudrais pas que cela soit pris pour une position de mollesse, mais il ne me semble pas que le débat soit entre ceux qui ont encore des valeurs et ceux qui n’en ont pas ou plus. La valeur, ça se construit. C’est une forme de nidification, ce qui veut dire que ça ne se construit pas en un jour. L’édification, elle se fait branche par branche, et ça passe par l’école et la culture. Or on n’est pas aidés, ni par les lois d’airain du marché et des lobbys financiers, ni par le cynisme politique, ni par une administration de plus en plus tatillonne et kafkaïenne, ni par les nouvelles technologies et leur captation par des forces obscures.En tentant de comprendre, cela ne veut pas dire que je comprends le pire. Le monde est devenu de plus en plus complexe, on est passés d’un monde où on savait réparer nos voitures nous-mêmes à un univers où on est suppléés par des machines dont on ne sait pas comment elles marchent. On est désemparés. Un jour, il faudra faire le bilan historique de ce qui se passe depuis quelques années, l’arrivée des algorithmes, la difficulté des médias traditionnels face aux réseaux sociaux. Une fois que le génie est sorti de la lampe, c’est difficile de l’y faire rentrer à nouveau… Il faut lutter pour retrouver du temps long, cette idée que si on plante un arbre, ce n’est pas nous qui profiterons de son ombre, mais les générations suivantes. Lutter pour faire en sorte que, dans vingt ans, il y ait une génération qui ait repris goût au débat face à l’insulte et à la guerre de tranchées, au débat fertile, joyeux, intellectuel. On a quitté ces eaux-là pour entrer dans des zones violentes. Et cette violence engendre la violence : on a peur, on réagit.Les élections législatives des 30 juin et 7 juillet vont intervenir en plein démarrage du Festival d’Avignon (du 29 juin au 21 juillet). Quelles sont les implications de ce calendrier ?T.R. : Evidemment, le Festival va se tenir, parce qu’on croit que notre mission de création, d’accompagnement des artistes, de service auprès du public est absolument essentielle pour la démocratie. Notre première contribution, c’est de faire une énorme fête civique, qu’on trouve compatible avec le déroulé des élections. Je souhaite aussi qu’Avignon se positionne en tant que festival populaire, progressiste, écologiste, féministe et antiraciste, et cela veut dire qu’on incite notre public, les artistes, nos salariés et nos partenaires à voter dans le champ démocratique. On l’assume, parce que c’est aussi une réponse aux valeurs et à l’histoire, qui nous responsabilise, du Festival lui-même. On va coopérer – depuis quelques jours, j’évite d’utiliser le terme « collaborer » – avec la ville et les diverses instances pour que tout se passe au mieux, pour que cette ville-festival qu’est Avignon en juillet ne pose pas d’obstacles aux élections. Le Festival saura être à la hauteur de ce combat, tout en réalisant le cœur de son activité qui est cette réunion ludique et civique entre le public et les artistes.Si le RN arrive au pouvoir en juillet, démissionnerez-vous de vos mandats de directeurs de grandes institutions ?E. R. : Cela fait longtemps que Tiago Rodrigues, moi et beaucoup d’autres faisons ce cauchemar, longtemps que l’on se demande : le jour où le RN passe, qu’est-ce que je fais ? Et que l’on est dans un dilemme plus que cornélien. Quoi que l’on fasse, on n’aura jamais la bonne attitude : le geste de démissionner, c’est beau, c’est noble, mais ensuite vous laissez dans la panade, en ce qui concerne la Comédie-Française, quatre cents personnes qui ont besoin de vous, et votre remplaçant ne sera pas forcément choisie pour de bonnes raisons. Donc laisser la place n’est pas le bon choix. Mais rester ? A quel moment vous décidez que c’est insupportable ? Et de toute façon, quelle que soit la collaboration scrupuleuse, attentive, pied à pied au quotidien, vous êtes déjà dans une forme de collaboration qui vous sera reprochée… En ce qui me concerne, il me reste un an pour terminer mon dernier mandat, j’ai une échéance courte, ce n’est pas comme si je commençais un mandat de cinq ans. Nous sommes des institutions : quelle odeur auront les subventions que nous touchons ? Comment les refuser, alors que nous faisons déjà face à des carences ? C’est insondable.T. R. : Le positionnement du citoyen que je suis est très clair. Sans faire de politique-fiction sur l’avenir du Festival d’Avignon dans un scénario dystopique d’arrivée du RN au pouvoir, le citoyen que je suis n’acceptera jamais de dialoguer ou de travailler avec l’extrême droite, tout en respectant la dimension sacrée des élections. Ce qui n’implique pas, dans mon cas, de démissionner. Le Festival d’Avignon est dans une situation différente de celle de la Comédie-Française ou d’autres institutions : il a un statut d’association, qui a différents partenaires publics, mais n’est pas sous tutelle de l’Etat. Dans ce cadre, je ne crois pas que la solution soit de démissionner de mon poste de directeur. Si le gouvernement est pris par le RN, je défendrai un festival qui ne collabore pas. Démissionner, c’est créer un vide. Mais à ce stade, je crois que la lucidité démocratique des Français l’emportera.Etes-vous optimiste ?T. R. : Je suis combatif.Cette crise démocratique intervient alors que le secteur du spectacle vivant était déjà en grande difficulté. Faites-vous un lien entre les deux crises ?E. R. : Cela fait au moins vingt ans que l’on ressent l’absence de vision des politiques culturelles. Cela fait longtemps, déjà, que le ministère de la culture est devenu une variable d’ajustement politique. Huit ministres se sont succédé en dix ans : comment fonder quoi que ce soit dans ces conditions ? La culture n’a plus aucun poids dans le débat politique. Un doute fondamental s’est installé, chez les politiques, et conséquemment dans les médias et dans la société, sur son utilité, un doute qui touche spécifiquement le théâtre. A quoi ça sert, la Comédie-Française, ses quatre cents salariés, ses quatre-vingts métiers, son expertise ? On voudrait pouvoir identifier la sortie d’usine, mettre cette utilité en graphiques en forme de camembert et en tableaux Excel. La valeur de l’exception culturelle française, qui était encore une vache sacrée il y a trente ans, s’est effondrée.A quoi ça sert le théâtre ? Il participe à cette obscure nidification dont je parlais plus haut. Est-ce qu’un gamin qui a vu vingt spectacles dans sa vie va mieux réagir au monde, à son conjoint, à ses problèmes, qu’un gamin qui n’a jamais rien vu ? Comment quantifier la valeur des épiphanies vécues au théâtre ? Le théâtre, le répertoire, ça sert à se mettre en connexion avec la complexité du monde, avec des réponses qui ne sont pas des éléments de langage, avec des équations qui sont riches, posées. Pourquoi certaines œuvres sont-elles devenues des classiques ? Parce qu’elles posent une équation qui n’est pas résolue. Et c’est l’inverse du monde dans lequel on vit, un monde de tachycardie, où on exige des réponses immédiates.T. R. : Le lien entre la crise démocratique et celle du spectacle vivant, il se fait sur la question du service public. Son rôle, sa place, c’est de garantir ce qui est essentiel en matière de droits et de libertés et que les règles du marché ne permettent pas. Et aujourd’hui, les règles du marché ne permettent pas à la complexité du discours de s’exprimer. Or, il serait facile de prouver à quel point le secteur culturel, les arts vivants ont fait leur travail à travers les décennies, en s’arc-boutant sur trois éléments essentiels. Le travail à long terme, d’abord : au théâtre, on ne travaille pas pour les prochaines élections. On pense à Euripide comme à une sorte de grand-père, avec qui on dialogue tous les jours, ce qui fait que l’on se projette pour les prochains siècles, aussi. La complexité, ensuite : le théâtre, il adore ça, puisque son essence même, c’est de proposer des codes à déchiffrer, et qu’il suscite, dans un même espace, de multiples interprétations qui vont dialoguer entre elles. Ce dissensus riche, profondément vilarien, est très beau, et forme le troisième pilier : la diversité, pas seulement entendue au sens comptable d’aujourd’hui d’une diversité de profils à afficher dans un camembert, mais au sens d’une richesse de pensée, de visions du monde, d’expériences, qui se confrontent dans une assemblée apaisée.Est-ce ce modèle vilarien qui est mis à mal aujourd’hui ?T. R. : Il faudrait quand même que la France prenne conscience qu’elle a été, sur le plan culturel – et c’est le Portugais qui parle –, un exemple. Et que comme exemple, elle a une responsabilité envers l’Europe et le reste du monde. Il y a eu dans ce pays, dans le grand mouvement lancé dans l’après-guerre, des expériences uniques qui ont illuminé et devraient continuer d’illuminer d’autres pays. L’exception culturelle française, si attaquée aujourd’hui dans son propre pays, est à défendre surtout quand on vit sur un continent où la plupart des Etats membres n’ont pas un vrai service public de la culture. Ce serait bien que, dans quelques années, ce soit encore possible qu’un jeune garçon des banlieues de Lisbonne, qui commence à faire du théâtre en amateur au lycée, entende parler du Festival d’Avignon et de la France, et que ça plante une graine. Ce serait bien qu’il soit encore évident que la France est une terre d’accueil pour un exilé d’une dictature, comme ce fut le cas pour mon père, journaliste engagé contre le régime de Salazar dans les années 1960. C’est la même chose, les mêmes valeurs. Les enjeux dépassent très largement la défense d’un petit pré carré. La France avait quatre-vingts ans d’avance, ce serait dommage qu’elle recule.E. R. : Le service public, c’est l’arme d’une foi républicaine, et là il n’y a plus de foi. Encore une fois, la foi, ce n’est pas pour moi que je la défends : les fruits ne seront pas pour moi, mais je plante. Les lois du marché sont actuellement d’une violence inouïe, au point que, peut-être, on n’arrive pas à les nommer.Pouvez-vous parler plus concrètement des problèmes que vous rencontrez dans vos institutions respectives ?E. R. : En avril, le ministère de la culture, ma tutelle, m’a informé qu’il amputait notre budget de 5 millions d’euros. Or nous étions déjà en tension financière. Nous bénéficions d’une subvention annuelle de 25,5 millions d’euros, qui a été augmentée de deux fois 500 000 euros au moment du Covid-19. Pour que le théâtre soit en ordre de marche, avec les salaires, les fluides, les locations, les bureaux, etc. il me faut un budget de 32 millions. Les recettes propres sont de 8 millions d’euros pour la billetterie, de 3,5 millions pour le mécénat, et d’environ 1 million pour l’audiovisuel et les tournées. Ce qui veut dire qu’il ne reste quasiment rien pour la création artistique. Or je n’ai pas de marges de manœuvre : nos salles sont pleines tout au long de l’année, et je ne peux pas augmenter le prix des billets – le tarif médian est à 22 euros –, sinon je ne remplis plus ma mission d’accessibilité, une injonction de la tutelle, à laquelle par ailleurs je tiens personnellement. A cela s’ajoute la négociation annuelle obligatoire sur les salaires qui, en raison de l’inflation, a entraîné un surcoût de 600 000 euros. Je suis coincé. Alors, c’est quoi la troisième voie ? Dépenser beaucoup d’argent pour déposer la marque Comédie-Française et vendre des draps en lin estampillés dans le monde entier ?T. R. : Le Festival d’Avignon a un financement qui stagne depuis une décennie, avec un budget de 16,5 millions d’euros. Il n’y a pas eu d’augmentation de l’ensemble des partenaires publics, qui sont l’Etat, la ville d’Avignon, l’agglomération du Grand Avignon, la région et le département. Ce qui veut dire qu’avec l’inflation, l’augmentation des charges, la spéculation autour des voyages qui sont très impactantes pour un festival international, on arrive à un festival en grande fragilité budgétaire. Les coupes budgétaires qui touchent l’ensemble du secteur se répercutent aussi sur le Festival : rappelons-le, le spectacle vivant en France est un écosystème. Nous avons fait croître nos recettes propres en 2023, en augmentant les recettes de billetterie de presque 25 %, sans augmenter les tarifs, en offrant une jauge plus grande grâce à l’allongement de la durée du Festival. Et nous avons réussi à doubler les apports du mécénat. Nous sommes maintenant à la limite de ce que nous pouvions faire en matière de recherche de nouvelles recettes propres.Quand on prend des décisions budgétaires, on prend des décisions politiques. Je pense aussi à l’éventuelle remise en cause, dans le cadre de la réforme de l’assurance-chômage, des alinéas 8 et 10 qui correspondent au régime de l’intermittence. Je trouverais inconcevable, dans cette atmosphère économique, de remettre en question cette idée fondamentale qu’est l’intermittence : c’est tout le secteur des arts vivants en France qui s’appuie sur ce régime.Le théâtre peut-il avoir un rôle directement politique, par les œuvres qu’il produit ?T. R. : Le théâtre a évidemment une dimension politique, on le sait depuis vingt-cinq siècles. Mais ce ne doit pas être une injonction. On peut difficilement répondre par le théâtre, à chaud, à ce qui s’est passé le 9 juin. Il y a des artistes qui sont capables de le faire, et d’autres qui ont besoin, comme le disait le poète William Wordsworth, d’un temps de tranquillité après les émotions fortes. Si on veut mettre en perspective la situation actuelle, on peut déjà lire les tragiques grecs, Shakespeare et Molière qui peuvent beaucoup aider à penser le monde actuel.E. R. : Le théâtre est profondément politique, mais pas toujours comme on le croit. La nidification, c’est de la politique. La poésie et la joie, c’est politique.Fabienne Darge
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