Les cinq lascards m'écoutent, l'air soucieux, mais pas surpris.

Rouflaquettes, boucles d'oreille et rock'n roll, on parle franco.

"Vous comprenez bien les gars, moi j'ai envie de mettre en scène des spectacles qui vont tourner...

Il y a un point de rencontre nécessaire entre le spectacle et la diff, tu a beau défendre l'acte créatif artistique pur avec tous les meilleurs arguments du monde, un spectacle qui ne tourne pas...

C'est la looze.

Ca épuise, ça aigri, et finalement ça meurt. 

Déjà qu'il ne faut pas louper le tremplin du début de la promo en diff, et que c'est périlleux, alors si vous ne vous donnez pas les moyens d'être conscients de vers où vous allez, quel type de diff, quel type d'acheteurs, quel prix, si c'est viable, vous allez au casse-pipe.

Alors bon le travail n'est jamais perdu, j'en ai fait des projets one-shot... mais maintenant ça me saoule.

Je veux aider à monter des trucs qui cartonnent. 

Et là, un projet sous chapiteau, aujourd'hui, en plus c'est la première création de la compagnie, donc un nom totalement inconnu dans le milieu, et surtout à 17, c'est du délire, c'est invendable!"

Ils se regardent entre eux. Silencieusement désigné, le chanteur prend la parole.

"On sait bien Rod...

Mais on veut le faire quand même. 

Ca fait dix ans que les monteurs de chap, l'équipe déco et le groupe tournent de leur coté, et on a tous envie de vivre cette aventure.

On sait bien que c'est pas vendable, mais on veut le faire quand même. 

Parce que tu vois... on y croit, et c'est juste notre rêve artistique à tous. Voilà."

Ils me regardent, calmes, décidés. Qu'est ce que tu veux répondre à ça...

Et là dessus ils m'expliquent le contenu.

Un chapiteau-vaisseau improbable sur le thème du voyage, de l'exil, une ambiance totale avec un rapport public bousculé, un son multi-diff en 6.1, une déco du feu de Dieu avec grue, plusieurs scènes, lumières qui tanguent ou tombent du plafond, une ambiance de fond de cale, une tempête avec strobo, pluie et vent sous le chapiteau, des sirènes, un équipage entièrement investi en costume et en personnages, un voyage dans des univers musicaux originaux et soignés, de la danse et des parties sensible, du collectage de voix de marins, des types qui descendent du plafond en rappel, des bruits qui sortent des entrailles de la machine...

J'ai les poils qui se hérissent. 

Les cons. 

Mortel comme projet.

"En plus, on t'a pas tout dit, le gros du problème... c'est qu'on a pas de thunes.

Pour les subs, les instances de musique nous disent qu'on est de la rue, la rue qu'on est du cirque, et le cirque qu'on est de la musique.

Alors on a juste 20h au régime général à te proposer.... c'est tout ce qu'on a obtenu."

Un silence tombe.

Les doigts pressent les duralex.

J'enquille le mien, je le claque sur la table,et je me ressert.

"Vous m'avez convaincu, bande de tarés..."

En repartant sur ma vieille Honda, je me disais que le pari était perdu d'avance.

Inconnus. 17. Chapiteau. Ca va coûter une fortune. A la fois... 

Putain c'est beau d'y croire, c'est beau la réunion de trois collectifs autour d'un rêve de gosse, c'est beau de tout tenter parce qu'on y croit.

A la fin de l'avant première, lorsque tous ensemble ils chantent a capella cette chanson rocailleuse, déchirée et magnifique d'humanité, tandis que les barres de fer rapent les mats du chap, sous la lumière crue de deux ampoules, cette belle bande d'insensés, putain je le leur cachait...

Mais j'avais envie de pleurer tellement c'était beau.

La première est à Brest, ca joue le 15 et le 16 avril.

Bon vent à vous, les actifs toxiques...

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