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[rue] A tous les Gérard


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  • From: Chtou < >
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  • Subject: [rue] A tous les Gérard
  • Date: Mon, 9 Dec 2013 23:45:59 +0100

On avait pas mal avancé sur la créa.
La structure, énorme, trônait dans le hangar, promesse faite au destin, et je l'imaginais déjà dans mille lieux, sous les étoiles de nuits chaudes, exhibant nos corps humbles et trempés de sueurs devant des foules applaudissant debout.
Elle nous avait pris plus de temps que prévu en construction et surtout aux réglages, mais cela en valait la peine.
Enfin, cela allait en valoir la peine, c'était sûr.
Son imposante masse et son aspect "grande jauge" réveillait en nous la crainte de n'être pas assez bons comédiens pour l'habiter.
Mais j'étais confiant, Julia était une super trapéziste, Dany son mec un super porteur en plus d'un super musicien, et Jules et moi étions circassiens polyvalents, mais aussi comédiens. L'équipe comptait sur nous pour cet aspect du spectacle, et nous allions nous en sortir.
Nous étions deux vieux complices, tous les deux.
Et puis de toute façon, nous attaquions le boulot avec le metteur en scène.
Avec Gérard, ça allait le faire, à tous les coups.

Je ne le connaissais pas et je dois dire que quand il est arrivé cela m'a fait un choc.
Pas sa tête de vieil alcoolique, ni sa grosse voix éraillée de fumeur, mais toute la place qu'il prenait, dès la banquette arrière de la clio.
Arrivé à la résidence il n'a même pas posé ses affaires dans sa caravane, il s'en foutait totalement, il a attaqué direct, nous demandant de nous placer, remettant en question les points de jeu sur la structure, et comme on lui a expliqué qu'on ne pouvait plus changer, qu'on pourrait peut-être en discuter à table parce qu'on avait faim, il a piqué une colère rouge et est resté fumer une clope dehors pendant qu'on mettait le couvert, en silence, mi-amusés mi-dépités.
Au repas, il s'est calmé, et tout le monde s'est détendu.
Même le cubis, qu'il massait allègrement.
J'ai vu dans le regard de Julie, qui gère l'intendance, qu'elle en ajoutait mentalement un gros aux courses de dépannage qu'on avait prévu le soir.
Il était très drôle, il en avait vu de toutes les couleurs, il était passionnant.
Quel bonhomme...
Ca promettait, la mise en scène...

Il a tout pété.
Tout.
On avait trente-quarante minutes, et en deux jours on avait plus rien.
On bossait du matin au soir, et encore après le dîner, on ne pouvait pas lui reprocher de ne pas se donner à fond.
Il nous a vite démontré toutes nos faiblesses, et c'est vrai qu'à l'évidence nous avions préparé un truc nul, et il s'échinait à nous faire faire quelque chose de potable.
Pendant qu'on jouait il grognait, se grattait, fumait, tournait parfois sur lui-même sans nous regarder, et tout à coup, le doigt tendu et la voix tonitruante, en prenait un à parti pour lui faire passer un savon d'anthologie.
Quand après l'avoir pressé, poussé, malaxé parfois très longtemps, il parvenait à satisfaction, alors il devenait doux et heureux comme un bébé, ses yeux se plissaient d'un bonheur infantile et nous explosions de rire, et nous félicitions le pauvre qui s'était fait laminer, lui caressant le dos tout en craignant que notre tour arrive.
Le soir dans ma caravane j'avais du mal à m'endormir, tout tournait dans ma tête à toute allure. Heureusement qu'il était là, sans doute.
C'était le bordel, mais bon, il le fallait bien. Vu le prix qu'on le payait, c'était normal qu'il revoie le spectacle de fond en comble.
Quel bonhomme... toujours pas changé de chemise... quelle grande gueule... 
Demain, je sens que ça va être mon tour...

Sa manière de bosser dans la pression me tétanisait.
Impossible de sortir quoi que ce soit de moi quand c'est dans le conflit.
Merde j'ai besoin de confiance, de patience, de construction, moi.
Ce n'est pas parce qu'on est pas bon en impro qu'on aura pas un bon personnage...
Jules était dans ses petits papiers. Il n'en avait que pour lui. Il rigolait à chacune de ses vannes en tonnant: "Garde le ça, garde le!!!".
En revanche son regard était de glace quand j'entrais en scène. Soupirant, il passait sur ma nullité, et me mettait progressivement dans l'ombre.
Et le pire c'est qu'il avait bien raison, j'étais nul.
Julia, pour elle, c'était carrément nada. Il était totalement misogyne, et l'avait vite catalogué comme celle avec les cuisses qui se balance, l'aspect esthétique, la gonzesse de la troupe, la chiante qui gère le fric ou qui se pomponne.
Elle n'avait plus de texte, et cela avait l'air de lui convenir, au moins elle ne faisait que son numéro, la planque, et nous on se tapait le plus dur avec Dany.
Tandis que Jules exultait, le soir, nous encensant Gérard qui allait tellement booster le spectacle.
"Quel bonhomme!..."

La résidence s'est enfin conclue. 
Au resto, Gérard n'en avait que pour Jules et celui-ci brillait. On aurait dit deux vieux complices.
Dany, imperturbable, avait trouvé sa place de porteur-musicien dans le spectacle, pas de souci.
Ils étaient en face avec Julia, et se parlaient doucement en se tenant la main.
Et moi j'étais là, face à personne, au bout, comme un con.
Je ne savais plus qui j'étais. Je survivais aux heures en donnant le change, succédané de moi-même.
On est rentrés se coucher un peu ivres, dans une parodie de fête, Gérard, incouchable comme tous les soirs, était resté fumer dehors tandis que Jules s'était arraché à lui.
Je le regardais par les persiennes de la caravane. Je voyais son dos se soulever régulièrement dans la pénombre, cette foutue chemise qu'il n'avait pas changée.
J'ai pris mon courage à deux mains.
Il y avait une barre de fer de la structure dans ma caravane.
Je l'ai saisie.
Elle s'est calée avec perfection, froide et solide, dans ma paume.
Comme un souffle, je suis sorti dehors, et je me suis approché de lui, à pas de loup, jusqu'à sa portée.

J'ai frappé, et dès le premier coup, j'ai su qu'il ne moufterait pas, un coup sourd, humide, qui plonge instantanément dans l'oubli, un coup de toutes mes forces, avec une précision lourde, et puis d'autres, d'autres coups, d'autres coups sur sa sale gueule de connard, jusqu'à ce que ma main soit pleine de sang, et je pleurais.

Ce n'est pas du sang, c'est de la rouille, pauvre naze.

J'essuie mes larmes en hoquetant, je repose la barre contre le mur de ma caravane, je me mouche le plus silencieusement possible.
Jamais je n'aurais le cran.
Je suis trop nul. 
Dehors, Gérard fume.

Je déteste les metteurs en scène.


















 


  • [rue] A tous les Gérard, Chtou, 09/12/2013

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