Liste arts de la rue

Archives de la liste Aide


[rue] Un pour tous


Chronologique Discussions 
  • From: Chtou < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] Un pour tous
  • Date: Tue, 11 Mar 2014 12:40:52 +0100

Dans ma région, les deux tiers des compagnies sont subventionnées, cela me désespère.
Je crois que je suis douloureusement jaloux...
Il devient difficile de faire tenir une équipe sur les seules épaules d'une fée diffuseuse, et des chargés de production sont venus grossir les rangs, avec leurs administrateurs.
Les équipes s'étoffent, ça me fait rêver... 
Ca fait penser à ces anciennes compagnies comme les Alamas Givrés, qui déboulaient en bus...
Bon, je me rassure en pensant que maintenant, ils déboulent plus dans des bus, ils travaillent dans des bureaux.
Le problème aussi, c'est que pour faire vivre tout ce monde il faut faire de l'action culturelle, ça, je le leur laisse!
Aller faire du social dans les quartiers, au beau milieu de tous ces gens pauvres et agressifs, non merci.
Je ne suis ni très courageux, ni très sociable, et j'ai toujours eu peur de la misère crue et de sa violence.
Je n'en suis pas fier, mais je ne viens pas d'un milieu populaire.
Enfin bref, en attendant, je tourne tout seul.

Quand j'ai reçu le carton d'invitation du festival en papier gaufré, mon coeur a bondi.
Inauguration dans un vieux théâtre du centre-ville, un festival super subventionné, ça allait réunir tout le gotha...
Les élus, les artistes, tout le monde allait se serrer la main et se montrer qu'il compte actuellement, je ne pouvais pas louper ça.
J'enfilais mes habits les plus classes, enfin, mon pantalon noir, et j'y allais d'un pas décontracté, un demi-sourire aux lèvres, comme l'homme à qui le succès va comme un gant.

Le buffet aux mignardises était obturé par une foule de gens bien habillés qui riaient en se racontant des tas de choses avec une passion démonstrative.
Tout le monde avait l'air de se connaître parfaitement, j'avais l'impression d'être le seul convive triste d'un réveillon princier, et je décidais de trouver quelqu'un à qui parler avec passion.
Par chance, Joël, comédien, passait par là, et je me plantais devant lui, cherchant à toute vitesse un sujet passionnant.
"Alors Joël, ça va, tu y seras à la manif pour l'intermittence aussi alors?!"
Son sourire désincarné indiquait sans équivoque que je gelais son temps.
"Ha non, c'est trop dommage, on est en résidence de création là, à fond tu vois, et vu l'argent qu'on y met et l'agenda il faut vraiment qu'on bosse ça tombe trop mal cette date hoooo Pascale!!!"
Et il s'échappa en embrassant Pascale, et je faisais subitement face à son dos.

Je fondais sur Ludivine, une chargé de diff que j'avais repéré et qui semblait juste en fin de conversation avec un homme en costume.
"Ha ha! Ludivine, vivement la manif, hein, on va heu... être beaucoup... surement?"
Elle me dévisageait avec un dédain glacial, et ses fines lèvres se mirent à bouger indépendamment du reste.
"Je l'espère oui, j'ai trop de boulot pour ma part, mais c'est important. Ho! Excuse moi".
Elle s'enfuit en tournant la tête de gauche et droite et finit par trouver quelqu'un.
Mais cela ne me blessa pas. Je fronçais les sourcils.
Je commençais à réaliser quelque chose qui accaparait toutes mes pensées...

Tout le monde ici avait une bonne excuse pour ne pas aller à la manif...
Pour chacun c'était irréprochable. Je continuais mon enquête, soucis familiaux, mise en scène, formation, voyage, débordé...
Dans tout ce bruissement affairiste, chacun comptait sur les autres pour faire nombre, mais devait personnellement s'occuper de sa boutique ce jour là.
Cela me coupait les jambes.
Une puissante révolte naquit dans mes tripes.
Je décidais de partir immédiatement, mais pas sans avoir balancé mes quatre vérités bien en face.
J'étais prêt au scandale, et tu peux me croire, ça allait chier.

J'avisais un petit maigre avec des lunettes, tout seul qui clignait des yeux. Je l'avais déjà vu quelque part.
Je me plantais devant lui à vingt centimètres et profitais de sa surprise pour lui parler avec une colère sourde:
"Alors... toi aussi t'a une bonne raison pour ne pas aller à la manif, hein? Qui c'est qui passe son temps à râler, qui profite du régime, et qui joue tout pour sa gueule aux rares moments qu'on a pour se défendre?!"
"Mais, je..." Je le coupais en le fusillant du regard.
"Y'a pas de mais, tu me dégoûtes, comme les autres, tu crois quoi, que c'est pareil au medef, tu crois qu'ils sont pas bien plus solidaires et organisés que nous?
Ils vont nous écraser entre deux doigts si on est pas tous ensemble, eux, ces fumiers qui fraudent et défiscalisent, qui boursicottent, qui délocalisent, les champions du fric et de la division, qu'est ce que tu crois, qu'ils vont pas nous bouffer parce qu'ils aiment bien les originaux?
Les petits boutiquiers comme toi ils vont dégager mon petit bonhomme, et avec eux l'espoir, la culture, le rêve, l'art, tout ce qui compte pour moi tu comprends ça???"
"Haa nooon mais j..."
"Et pendant ce temps toi espèce de punaise tu vas aller t'occuper de ta petite affaire en comptant sur les autres, tout pour ta gueule, et le plus con c'est que tu crois que tu vas t'en sortir, hein? Ben moi tu vois je vais tout annuler ce que j'ai de prévu et saisir la chance unique que j'ai dans cette démocratie pourrie de compter parmi les autres, avec les autres, dans un mouvement qui défend tout ce à quoi j'ai consacré ma vie, je vais gueuler, je vais brandir, je vais proférer tout ce que je pense et je suis bien heureux d'avoir cette chance, moi, et si tout disparaît, je me serais bougé, ouais je me serais battu, mec. 
Et nom de dieu demain, j'irais marcher avec ceux qui lèvent le poing, avec fierté, et la tête haute!"

Je tournais les talons, galvanisé, et poussais violemment les portes battantes du théâtre tandis que mourrait derrière moi son gémissement.
"Maaiis je suis même paaas intermit..."

Oui, je vais à la manif!!

Putain, ça fait du bien, ces pince-fesses à la con!

















Archives gérées par MHonArc 2.6.19+.

Top of page