Dans ma région, les
deux tiers des compagnies sont subventionnées, cela me
désespère.
Je crois que je suis douloureusement jaloux...
Il devient difficile de faire tenir une équipe sur
les seules épaules d'une fée diffuseuse, et des chargés
de production sont venus grossir les rangs, avec leurs
administrateurs.
Les équipes s'étoffent, ça me fait rêver...
Ca fait penser à ces anciennes compagnies comme les
Alamas Givrés, qui déboulaient en bus...
Bon, je me rassure en pensant que maintenant, ils
déboulent plus dans des bus, ils travaillent dans des
bureaux.
Le problème aussi, c'est que pour faire vivre tout ce
monde il faut faire de l'action culturelle, ça, je le
leur laisse!
Aller faire du social dans les quartiers, au beau
milieu de tous ces gens pauvres et agressifs, non merci.
Je ne suis ni très courageux, ni très sociable, et
j'ai toujours eu peur de la misère crue et de sa
violence.
Je n'en suis pas fier, mais je ne viens pas d'un
milieu populaire.
Enfin bref, en attendant, je tourne tout seul.
Quand j'ai reçu le carton d'invitation du festival en
papier gaufré, mon coeur a bondi.
Inauguration dans un vieux théâtre du centre-ville,
un festival super subventionné, ça allait réunir tout le
gotha...
Les élus, les artistes, tout le monde allait se
serrer la main et se montrer qu'il compte actuellement,
je ne pouvais pas louper ça.
J'enfilais mes habits les plus classes, enfin, mon
pantalon noir, et j'y allais d'un pas décontracté, un
demi-sourire aux lèvres, comme l'homme à qui le succès va
comme un gant.
Le buffet aux mignardises était obturé par une foule de
gens bien habillés qui riaient en se racontant des tas de
choses avec une passion démonstrative.
Tout le monde avait l'air de se connaître parfaitement,
j'avais l'impression d'être le seul convive triste d'un
réveillon princier, et je décidais de trouver quelqu'un à
qui parler avec passion.
Par chance, Joël, comédien, passait par là, et je me
plantais devant lui, cherchant à toute vitesse un sujet
passionnant.
"Alors Joël, ça va, tu y seras à la manif pour
l'intermittence aussi alors?!"
Son sourire désincarné indiquait sans équivoque que je
gelais son temps.
"Ha non, c'est trop dommage, on est en résidence de
création là, à fond tu vois, et vu l'argent qu'on y met et
l'agenda il faut vraiment qu'on bosse ça tombe trop mal
cette date hoooo Pascale!!!"
Et il s'échappa en embrassant Pascale, et je faisais
subitement face à son dos.
Je fondais sur Ludivine, une chargé de diff que j'avais
repéré et qui semblait juste en fin de conversation avec
un homme en costume.
"Ha ha! Ludivine, vivement la manif, hein, on va heu...
être beaucoup... surement?"
Elle me dévisageait avec un dédain glacial, et ses
fines lèvres se mirent à bouger indépendamment du reste.
"Je l'espère oui, j'ai trop de boulot pour ma part,
mais c'est important. Ho! Excuse moi".
Elle s'enfuit en tournant la tête de gauche et droite
et finit par trouver quelqu'un.
Mais cela ne me blessa pas. Je fronçais les sourcils.
Je commençais à réaliser quelque chose qui accaparait
toutes mes pensées...
Tout le monde ici avait une bonne excuse pour ne pas
aller à la manif...
Pour chacun c'était irréprochable. Je continuais mon
enquête, soucis familiaux, mise en scène, formation,
voyage, débordé...
Dans tout ce bruissement affairiste, chacun comptait
sur les autres pour faire nombre, mais devait
personnellement s'occuper de sa boutique ce jour là.
Cela me coupait les jambes.
Une puissante révolte naquit dans mes tripes.
Je décidais de partir immédiatement, mais pas sans
avoir balancé mes quatre vérités bien en face.
J'étais prêt au scandale, et tu peux me croire, ça
allait chier.
J'avisais un petit maigre avec des lunettes, tout seul
qui clignait des yeux. Je l'avais déjà vu quelque part.
Je me plantais devant lui à vingt centimètres et
profitais de sa surprise pour lui parler avec une colère
sourde:
"Alors... toi aussi t'a une bonne raison pour ne pas
aller à la manif, hein? Qui c'est qui passe son temps à
râler, qui profite du régime, et qui joue tout pour sa
gueule aux rares moments qu'on a pour se défendre?!"
"Mais, je..." Je le coupais en le fusillant du regard.
"Y'a pas de mais, tu me dégoûtes, comme les autres, tu
crois quoi, que c'est pareil au medef, tu crois qu'ils
sont pas bien plus solidaires et organisés que nous?
Ils vont nous écraser entre deux doigts si on est pas
tous ensemble, eux, ces fumiers qui fraudent et
défiscalisent, qui boursicottent, qui délocalisent, les
champions du fric et de la division, qu'est ce que tu
crois, qu'ils vont pas nous bouffer parce qu'ils aiment
bien les originaux?
Les petits boutiquiers comme toi ils vont dégager mon
petit bonhomme, et avec eux l'espoir, la culture, le rêve,
l'art, tout ce qui compte pour moi tu comprends ça???"
"Haa nooon mais j..."
"Et pendant ce temps toi espèce de punaise tu vas aller
t'occuper de ta petite affaire en comptant sur les autres,
tout pour ta gueule, et le plus con c'est que tu crois que
tu vas t'en sortir, hein? Ben moi tu vois je vais tout
annuler ce que j'ai de prévu et saisir la chance unique
que j'ai dans cette démocratie pourrie de compter parmi
les autres, avec les autres, dans un mouvement qui défend
tout ce à quoi j'ai consacré ma vie, je vais gueuler, je
vais brandir, je vais proférer tout ce que je pense et je
suis bien heureux d'avoir cette chance, moi, et si tout
disparaît, je me serais bougé, ouais je me serais battu,
mec.
Et nom de dieu demain, j'irais marcher avec ceux qui
lèvent le poing, avec fierté, et la tête haute!"
Je tournais les talons, galvanisé, et poussais
violemment les portes battantes du théâtre tandis que
mourrait derrière moi son gémissement.
"Maaiis je suis même paaas intermit..."
Oui, je vais à la manif!!
Putain, ça fait du bien, ces pince-fesses à la con!