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[rue] Première tournée


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  • From: Gildas Puget < >
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  • Subject: [rue] Première tournée
  • Date: Mon, 18 May 2015 15:01:57 +0200

Il faisait magnifiquement beau, le camion faisait un bordel d’enfer, et
j’aurais voulu que le temps s’arrête.
Tonio, en contrejour de sa fenêtre, tenait le volant d’une main, tatouage à
l’épaule, lunettes de soleil de flic américain, un sourire radieux sur les
lèvres, et derrière Zineb et Nathan chantaient des conneries en improvisant.
C’était notre vraie première tournée.

On avait déjà joué localement, dans plein de lieux alternatifs, parfois en
spectacle principal dans de petits villages de chez nous, mais hormis la
grande descente à Aurillac l’an passé, on n’avait jamais encore parcouru la
France ensemble, en camion, sur toute une série de dates.
J’étais euphorique.
Le spectacle marchait carrément bien avec le public, et grâce à Zineb qui
s’était improvisé chargée de diff, on tenait la promesse de devenir une
compagnie faisant partie de la grande famille des arts de la rue. Depuis le
mortel ennui des bancs de la fac, c’était juste mon rêve.
Et on y était.

Ho on n’avait pas réinventé le théâtre de rue, mais bon c’était honnête,
généreux, plein d’énergie, ça jouait pour tout public. Bien sûr quand je
feuilletais une revue d’Hors les murs je me sentais un extraterrestre, on
n’avait rien à voir avec la réinterprétation de l’espace urbain du territoire
de l’art dans l’espace public. Bien sûr on n’était pas des génies non plus,
on était jeunes. Super jeunes. Peut-être que les programmateurs n’allaient
pas voir en nous la fameuse relève de leurs vieux copains, peut-être qu’ils
ne nous trouveraient pas assez bien pour leur « In ». Mais les gens se
marraient et passaient un bon moment, et ça me réchauffait l’espoir dans le
coeur pour l’avenir. J’avais tout arrêté, tout parié là-dessus, et on allait
y arriver.

Cette première journée du festival s’était super bien passée. On avait bien
connecté avec l’orga, et même s’ils nous avaient placés dans un coin un peu
pourri par rapport au passage, on avait relevé le challenge. C’est ça, quand
t’as tes preuves à faire. Du coup on avait gardé une énergie ravageuse, et
réussi à faire un bon spectacle. Personne n’était parti à part quelques
parents avec leurs gosses. On avait eu des supers applauses, et au rangement
du matos dans le camion on était morts de rire à se revisiter les impros, et
trop motivés pour faire une bonne teuf le soir.
On est partis d’une seule bande au catering. J’avais la joie qui me caressait
les côtes à chaque inspiration.

Je ne connaissais pas son nom, mais sa tête faisait partie de celles qui
parlaient à mes rêves. 45-50 ans, les tempes grisonnantes, il avait dû
barouder comme un malade. Tout le monde le connaissait, et il avait fait des
spectacles géniaux, j’en avais vu déjà trois, pour moi, c’était vraiment le
type énorme. Ses potes l’avaient quitté je ne sais pas pourquoi, et il était
juste à la sortie de la tente, en train de fumer une clope contre un mur.
Nathan avait sorti la guitare, et ça commençait à chanter sous le catering,
ça puisait dans les cubis, c’était tentant.
Mais si je voulais rentrer dans ce milieu, y’avait pas de secrets, fallait se
bouger le cul.
J’ai été le rejoindre et lui demander du feu, pour le tchacher un peu.

En cinq minutes, je lui expliquais notre parcours, tandis qu’un sourire
amical et supérieur s’installait sur son visage.
« …voilà, enfin bon, j’espère déjà qu’on va arriver à être intermittent, ça
sera toujours mieux que le rsa! »
Il haussa les sourcils.
« Tu sais, faut pas rêver, l’intermittence, c’est en train de vivre ses
dernières années. Déjà qu’ils nous étranglent de plus en plus, leur projet à
court terme, c’est de la supprimer rêve pas. Pfff, franchement quand je vois
comment c’était avant, on avait la date anniversaire, on nous faisait moins
chier et on vivait mieux, je te le jure. Les taux, je te raconte pas, j’étais
payé 1000 francs pour un cachet il y a 20 ans, aujourd’hui je gagne 150
euros, tu crois pas qu’il y a un problème? Je vais te dire, au début des
années 90, je me sentais carrément riche. Maintenant, c’est pas la même… Ha
on a connu de belles années, je peux te le dire. »
"Ouais, j’imagine…"
"Je ne crois pas que tu puisses imaginer", dit-il en écrasant sa clope.
« A l’époque on était quatre fois moins nombreux. On était les pionniers, tu
te rends compte, les festivals ça n’existait pas encore. On jouait devant des
publics qui ne savaient même pas ce qu’on faisait et ce qu’on foutait là, des
gens qui n’avaient jamais vu un spectacle de rue de leur vie, tu imagines,
ça? Le public, nous, on l’a connu neuf.
Maintenant on joue dans des festivals barriérés, on est annoncés, attendus,
les gens s’assoient sagement sur les gradins, ils commencent même à payer
l’accès au site, pfff… »
« Ouais, c’est vrai que jouer devant des mecs qu’ont jamais vu de spectacle,
ça devait être énorme quand même… »
« Hmm. A ton âge j’avais un spectacle où on faisait des trainées de feu sur
le bitume, y’avait pas de sécu, à un moment j’étais en barbare, je mangeais
un poulet cru en montrant ma bite, les gens riaient, les enfants regardaient,
personne n’allait leur cacher les yeux ou te mettre un procès pour attentat à
la pudeur. Maintenant ils te font chier pour une contre-marche sur un gradin,
il faut avoir le K4 pour allumer un pétard mammouth, et si tu fais la moindre
blague sur les religions tu ne sera jamais programmé, la mairie va
t'interdire.
On avait peur de rien nous, tu vois, on pouvait tout dire, c’était une époque
où les gens avaient de l’espoir, et on était une majorité à croire qu’avec la
culture populaire on allait changer le monde... »
Je restais interloqué. Vu le cynisme ambiant, je ne pouvais pas renier le
fait que j’étais l’enfant d’une époque pourrie.
« Mais ça va, je veux dire, t’aimes toujours ça? »
« Ben tu sais, avec le temps, on commence à en avoir marre de se faire des
milliers de bornes pour jouer devant 50 couillons. Et puis de manger de la
merde à longueur de dates, et d’être logés comme des chiens, ça aussi ça
commence à bien me courir, tu vois. D’autant qu’il m’en reste à tirer un bon
bout, et que le bout, ça va pas être la retraite de mes rêves, j’aurais
moitié moins qu’un chauffeur de bus, avec tout le taf que je me serais tapé… »
Il allait se barrer je le sentais. Je tentais ma chance, toujours accroché à
l’espoir de pénétrer son univers.
« Et ça te dirait pas de venir nous voir, demain? Ca serait cool d’avoir les
retours d’un vieux de la rue… »
Il reprit son sourire supérieur.
« Tu sais j’en ai un peu ma claque d’essayer de découvrir des spectacles et
de tomber sur des trucs nazes. Je veux pas te vexer mais quand ton spectacle
vaudra le coup, je le saurais, tu peux me croire. En tout cas j’ai pas pris
une claque en rue depuis des années."
Il me pointait du doigt: »Mais bossez bien les jeunes… parce que vous êtes la
relève, alors y’a du boulot!»
Il m’a claqué l’épaule et a tourné les talons, enfonçant les mains dans les
poches de son cuir.
Il se barrait, il se fondait dans le noir.
J’avais un goût de gâchis dans la bouche.

Il avait fait 30 mètres quand je l’ai sifflé.
Il m’a regardé par-dessus son épaule.
Ce vieux mythe.
Et moi, si jeune.
J’ai crié:« Tu sais, j’ai compris ton problème! »
Il a haussé un sourcil.
"je crois que c’est toi, qu’étais mieux avant!»
Je suis retourné sous la tente rejoindre mes potes, la fête, et mes rêves de
liberté.





















  • [rue] Première tournée, Gildas Puget, 18/05/2015

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