Liste arts de la rue

Archives de la liste Aide


[rue] Un art mineur


Chronologique Discussions 
  • From: "Chtou Gildas puget" ( via rue Mailing List) < >
  • To: Liste Rue < >
  • Subject: [rue] Un art mineur
  • Date: Mon, 12 Mar 2018 01:53:08 +0100

J'ai beau savoir que je n'ai que 28 ans, que ma vie d'artiste est devant moi
et que je ne suis qu'un comédien somme toute remplaçable, je ne peux pas
m'empêcher de ressentir des bouffées de fierté en réalisant que je mange avec
les représentants des meilleures compagnies du festival.
Le rouge commence à me monter à la tête, et j'ai bien l'intention de faire
picoler un maximum la tablée des grands ducs pour faire monter l'ivresse
joyeuse qui nous ensorcelle, libérant les fous rires tonitruants et les
fanfaronnades superbes de cette brochette de maîtres de la rue.
Je vide le pichet dans le Duralex de Pascal, qui commence à raconter la fois
où un programmateur lui courait après parce qu'il s'était mis à poil devant
l'église, et je me lève pour aller le remplir au cubis.
Je suis tellement excité que j'entends toutes les conversations à la fois, je
vois tout le monde, j'ai conscience de tous les enjeux, comme si j'embrassais
la totalité de la petite salle des fêtes avec une lucidité surnaturelle.
Dans le catering d'un festival, il y a comme une hiérarchie du placement.
Ici, le petit duo de jongleurs classiques tente d'animer une conversation
avec les trois de la compagnie bizarre, mal démaquillés.
Là, une table de bénévoles, un peu bouffis. Derrière, les quatre danseurs qui
se sont mangé un four, à ce qu'il paraît les gens se barraient pendant leur
spectacle.
J'avoue, ce n'est pas bien, mais je suis trop content d'être de ceux qui ont
cartonné. Bon, sans me vanter, mon cv commence bien, et avec une compagnie
repérée, coproduite, prometteuse, j'ai bien le droit de me le dire et d'en
être heureux, merde…
En me servant, j'ai envie de siffloter de bonheur et je me sens fourmiller
d'une énergie presque violente.

Je reviens, et quelqu'un a pris ma place.

Le mec des "Ananas givrés", quand même.
Je lui dis "non non t'inquiètes, c'est pas grave" tandis qu'il agite une main
vers moi en tchatchant Pascal, et je pousse jusqu'à la table d'à côté, tout
au bout.
Il n'y a que deux vieux, qui mangent en se parlant doucement.
Je m'assois avec eux, en gardant l'air super à l'aise.
Je leur propose un coup de rouge, elle refuse, mais lui oui, juste un petit
peu.
J'ai une partie de moi qui veut s'arracher de mon corps et partir sur l'autre
table, mais par décence, j'engage la conversation.
"Oui, je fais bien partie de la "Furios", mmhmm, grosse équipe, belle tournée
ouais, les plus gros festivals en fait cet été, c'est vrai que trois Cnars en
co-prod, bien rentre-dedans le concept ouais, ce que je fais moi?
Principalement les artifices, l'artillerie comme j'appelle ça!"
Ils m'écoutent et je finis par les trouver sympas, carrément sympas même.
Je les questionne sur leur tournée et ils me disent que cela se tasse,
qu'ils arrivent à la retraite.
Elle y est presque, encore un an, mais lui, c'était cette année. Toute une
vie d'intermittent derrière lui.
J'ai toujours été passionné, sérieusement, par les intermittents qui
finissent leur carrière. C'est tellement beau de passer une vie comme cela,
d'avoir caracolé une vie entière en marge des chemins classiques.
Ils sont doux, et sensibles, plein d'écoute. Ils me proposent de passer
manger chez eux le lendemain midi, ils ont une maison à quinze bornes de là.
J'ai le temps et je suis autonome, j'ai rejoint la compagnie tout seul en
bagnole. J'accepte.
Ils partent se coucher, et je saisis une ouverture pour revenir avec les
autres, et leurs anecdotes de compagnies historiques.



Ce n'est pas une maison, mais deux, en plein milieu des vignes, sur une
colline.
Deux belles maisons en pierre avec les joints bien faits, une piscine, une
belle terrasse avec une guirlande, un jardin magnifique.
La première maison, c'est l'atelier et une grande salle avec parquet pour
travailler, et la deuxième, c'est chez eux.
Je pense à mon appart pourri dans le Panier à Marseille… même Pascal, malgré
sa compagnie hyper connue, sa baraque fait vraiment pâle figure à côté.
On mange dehors, et cette fois, c'est une carafe en verre. Je regrette
d'avoir trop bu la veille parce que le vin, c'est autre chose.
Paisiblement, ils me racontent leur vie. Leurs spectacles jeune public,
principalement en salle, dès les années 70. Et leurs tournées internationales…
"… Et au final, tu vois, on a fait plusieurs fois le tour du monde, la
déambulation marchait si bien qu'on a même parfois doublé l'équipe! Et on a
fait nos 150 dates par an pendant des années, quand même…"
Je m'étrangle. "Ha ouais?! Ha c'est marrant, pourtant vous n'êtes pas… si
connus en rue, si?"
"Ho on connaît bien le milieu de la rue, mais lui nous connaît moins, surtout
aujourd'hui, parce qu'il y a plus de monde…" reprend Christine. "Nos
déambulations ont tellement eu de succès qu'elles nous ont amené partout,
dans le réseau des festivals, mais surtout dans tellement d'autres endroits…"
Elle est d'une humilité désarmante. 150 dates…
J'essaye de trouver des repères, de les situer dans le mouvement, que je
connais bien.
Mais Daniel me regarde en souriant et me dit doucement "Tu sais, on ne nous
retiendra pas, je ne pense pas, dans cette grande histoire, pas une compagnie
comme la nôtre, on est moins dans les "historiques" que la tienne par
exemple! Et puis dans ce milieu la déambulation est un art mineur…"
Je souffle."Ma compagnie… Tu sais si je fais 25 dates dans l'année, vu le
format, onze personnes au plateau, c'est déjà énorme, et puis… un spectacle
aussi massif, aussi engagé, je sais que ça ne tournera pas non plus des
années. Et il faut encore que je sois de la prochaine équipe.
Bon, c'est vrai qu'on est connus, quand même, c'est un peu la gloire…" je
souris timidement, ils rigolent.
"Non c'est vrai, je vous le dis franco, moi je suis assez fier, parce que ce
qu'on fait, c'est vraiment de la rue…"
"Bien sur, me rassure Daniel.
On a fini de manger.
"Allez viens, je vais te montrer nos amis!"

On traverse le jardin et on rentre dans l'atelier. Ils me montrent les
masques, les marionnettes géantes, et leurs yeux brillent quand ils évoquent
chaque personnage, chaque aventure.
"Tu sais, me dit Daniel, appuyé sur son établi, la déambulation, c'est aussi
vraiment la rue, en quelque sorte.
Il y a une découverte constante, à la différence des fixes comme le vôtre où
tout est écrit d'avance.
Nous, nous avons des séquences disponibles, mais nous sommes vraiment dans la
construction de l'instant.
Et puis, nous avons une autre relation au public que le fixe, nous sommes en
prise directe avec le public. On le touche, on le prend dans nos bras, on le
fait rire ou rêver.
Tu n'imagines pas les relations d'un public avec une marionnette géante, cela
n'est pas comparable avec un comédien. Nous.. Nous ne sommes pas des
comédiens pour le public, nous sommes vraiment, vraiment des créatures! Alors
les plus cons te tirent sur le costume, mais parfois les gens t'embrassent.
Et puis ils écarquillent les yeux, et un jour tu vois un enfant te donner son
doudou… nous sommes en prise directe avec le public.
Et puis nous improvisons avec lui, il fait en quelque sorte partie du
spectacle. C'est aussi de la rue ça non?! S'esclaffe-t-il.
Je rigole aussi, en acquiesçant.
"Bon pour moi tu vois, appuie-t-il, le plus important, ce n'est même pas que
nous jouons, nous, vraiment avec l'espace publique.
Rien à voir avec tous ces fixes à la mode. Nous jouons dans la rue, nous
jouons pour la rue, et nous jouons avec la rue.
Non, le plus important c'est que nous jouons dans le monde entier, pour des
cultures extrêmement différentes, et pas seulement pour un public cultivé,
comme ici en France.
Nous avons, toute notre vie durant, parcouru les rues de Delhi, de
Ouagadougou, de Bangkok, de Lima, nous avons joué au Liban et en Palestine,
en Mongolie comme à Tokyo, et je peux t'assurer que les rues du fin fond des
îles du Pacifique, sont parfois bien plus Rues que celles de nos grands
festivals nationaux!"
Christine s'approche de lui et il la prend sous son bras.

Il me parle encore mais je ne l'entends plus.
Je les vois, eux, ce beau couple avec un si beau parcours, attaquer leur
retraite confortable, en tournant la page d'une compagnie inépuisable.
Je n'arrive pas à éclaircir mon malaise. L'esprit un peu brouillé, je les
remercie chaleureusement pour leur accueil. On échange les contacts et ils
m'accompagnent jusqu'à la bagnole.
Je baisse la vitre et je les félicite sincèrement pour leur parcours.

Et puis je descends le lacet et je klaxonne, en les saluant tous deux une
dernière fois de la main.

Il me faut un petit moment pour sourire à nouveau.
J'ai toute la vie devant moi, et je n'ai pas fini de comprendre ce que je
veux en faire.
Tout ce que je sais, c'est que si je pouvais être moins con, ça m'arrangerait.







🚀Chtou
www.qualitestreet.com







Archives gérées par MHonArc 2.6.19+.

Top of page