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[rue] Critique de Campana du Cirque Trottola


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  • Subject: [rue] Critique de Campana du Cirque Trottola
  • Date: Thu, 23 Aug 2018 15:34:11 +0200

Cirque Trottola : Campana, un spectacle crypto-catholique ?

 

Après avoir rendu hommage aux numéros du cirque, acrobatie, clown, trapèze, certes avec faste et réussite, le désir d’originalité (qui est aussi un argument de vente) trouve dans la campanolâtrie (l’idolâtrie des cloches, « campana » en italien) un objet effectivement fascinant. Catherine-Rita, qui doit bien faire dans le quintal, n’est pas seulement une cloche, c’est-à-dire un objet métallique producteur de son.

La question esthétique est, ici, la suivante : Laquelle, de deux formes spectaculaires mêlées (le cirque et l’église), triomphe sur l’autre ?

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La cloche est essentiellement, historiquement, fondamentalement, signe de l’Église ; et particulièrement de l’Église catholique, si l’on ne veut pas faire comme si l’histoire n’existait pas, contre quoi les huguenots et protestants levèrent un certain appétit de destruction. Du point de vue de la Réforme, la cloche est un objet liturgique qui relève de la superstition, du magisme et de l’archaïsme de l’idolâtrie. De fait, dans la culture catholique, la cloche est sacrée, personnifiée, baptisée, adorée, objet de légende (cf. le mythe récurrent de cloches gigantesques pesant la centaine de tonnes).

Du point de vue catholique, la cloche est un drapeau sonore hissé au clocher de l’église. Elle sonne les heures canoniales, annonce le sacrifice de la messe, convoque les croyants. Elle assure une médiation entre les croyants et Dieu lui-même. Elles sont parées de vertus magiques : miracle, guérison, protection contre la foudre et la tempête.

Du point de vue esthétique, les sonneries de cloche sont des expériences puissantes, fascinantes, subjuguantes. Le principe est la puissance de la répétition écrasante : une expérience de traversement, qui entrave la mentalisation et la réflexion. Il s’agit de provoquer une sorte de narcose, de stupeur, d’état de sidération – qui a son charme, celui de renoncer à réfléchir et à s’angoisser pour le monde ainsi qu’il est. La cloche sonnante est au corps ce que le mysticisme est à la croyance religieuse. Le très puissant son de la cloche transit l’auditeur, lui ôtant toute faculté de résistance, à l’instar de la transverbigération de Sainte-Thérèse d’Avila – que Lacan analysa dans le Séminaire titré Encore. L’âme mystique est pénétrée par Dieu lui-même, dans une jouissance religieuse qu’il n’est pas déraisonnable de rattacher à des expériences psycho-sensorielles puissantes mais corporelles.

Ce submergement mystique, en effet, n’est pas fondamentalement dissemblable du transissement sexuel orgasmique. Jouir d’orgasme, c’est se laisser emporter par un flot impétueux et irrésistible. La sonnerie de cloche basique est d’ailleurs rythmée par une répétition régulière qui rappelle avec évidence le coït courant. Il n’est pas déraisonnable de dire que l’objet cloche est utéro-phalloïde, ou vagino-phalloïde, c’est-à-dire mêlant la forme du phallus (le battant fort roide mais pendant) et celle du vagin. Il est historiquement notable que l’architecture religieuse monumentale loge les cloches dans des clochers à l’armature phallique très lisible.

C’est une question théorique de première importance que de déterminer précisément le rapport du féminin et du masculin dans la cloche et dans l’Église. Nous ne prétendons pas disposer d’une synthèse argumentée sur ce point. Mais c’est un problème que la critique ne peut éviter d’affronter. À titre d’esquisse, peut-être est-il permis d’avancer l’hypothèse que le mythe essentiel du christianisme, l’immaculée conception, implique une sorte de parthénogenèse : tout se passant comme si le vagin campanaire était à lui-même son propre phallus ou comme si le Saint-Esprit, sorte de phallus divin, s’était envolé, après détachement mystique du corps divin, venant se nicher dans le giron de la mère du Christ. Une reconnaissance de l’ordre sexué et sa dénégation symbolique, littéraire, seulement dans le signifiant.

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Mais la relative banalité de ces remarques ne voile pas une autre difficulté qui concerne les effets de sens induits par le glissement du clocher ecclésial, espace liturgique (ordre de la messe), assemblée convoquée et réunie par la pratique religieuse, dans cet autre espace, réunissant une autre assemblée autour d’une autre liturgie (étymologie : œuvre populaire), circassienne celle-là. La forme politique du cirque semble dénuée de toute transcendance : l’acrobate, le trapéziste, le clown, ne prétendent pas représenter quelque mystère incompréhensible et irreprésentable. Au cirque, tout est là, sur le plateau de scène : il n’y a pas de secret. Seulement des gens qui travaillent pendant des années, forment leur corps à des habiletés extraordinaires mais humaines. Le public applaudit à la réussite des numéros, qui sont des exploits humains, rien qu’humains : du travail bien fait. La communauté du cirque est une assemblée d’égaux où l’on admire le talent, l’effort, la prise de risque calculée. Certes, il est question de s’y distinguer et de montrer sa force et son courage, mais sans humiliation, avec modestie, générosité, amitié.

Le cirque rassemble la communauté, dans l’unité du plaisir pris au spectacle bien couturé, congédiant l’héritage et l’arnaque. Être fils de trapéziste ne donne jamais la force physique et la puissance mentale requise. Si, à l’instar de l’artisanat, des secrets de préparation peuvent être transmis, ces derniers exigent une implication personnelle, un engagement, dont jamais l’héritier de biens matériels ne peut se prévaloir. Le cirque c’est la démocratie du travail pur, comme transformation et invention du circassien.

L’Église, appelée par la cloche, est une assemblée réunie par la soumission unilatérale à un être divin, hors monde, dépassant tout et tous et ne laissant que la conscience de sa finitude, de sa nullité. L’Église, c’est la monarchie absolue théocratique. La cloche (sa sonnerie) est l’une des techniques d’assujettissement psycho-sociales : elle vient d’en haut, aplatit tout sur son passage, vide la conscience, prépare à la soumission.

Que se passe-t-il dès lors qu’un groupe circassien fait glisser un objet moteur d’aliénation aussi rodé, aussi ancien, aussi efficace que la cloche, dans l’espace profane du cirque ? Le glissement neutralise en partie les significations catholiques : le lien social du cirque prédomine. La cloche devient simplement l’accessoire d’un numéro original.

Mais la sonnerie emporte avec elle, au moins inconsciemment, le réseau d’expériences et de sensations déposé dans les consciences, encore nombreuses, qui ont absorbé la culture catholique. Techniquement, la cloche a une plasticité assez réduite : on attend d’elle qu’elle sonne. Bonaventure Gacon, et l’équipe du Trottola, n’ont pas trouvé de micro-récit particulier qui puisse la soumettre à l’empire du cirque plus impérieusement. Si bien que le chapiteau en vient à flotter entre le cirque et l’église, de manière indécise. D’où la courte durée de la sonnerie : un effort de réduction de la citation ecclésiale (« ecclésia » : assemblée).

Que la cloche ait été spécialement fondue pour Trottola, en Normandie, chez les prestigieux fondeurs de cloche Cornille & Havard, sise à Villedieu-les-Poêles, qu’elle soit décorée d’une belle frise montrant dans leurs œuvres les membres de la compagnie, ne change rien à la convocation inconsciente de l’espace ecclésial, selon une intensité qui varie en fonction du degré d’irréligion du spectateur et de sa capacité à analyser la puissance des objets.

Jean-Jacques Delfour

 

Vu à Aurillac, le 21 août 2018.

À paraître dans www.linsatiable.org




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