Festival de Besançon : 1. Centre dramatique national d’Aubervilliers : 4. Musée des Beaux-Arts de Quimper : 0. Théâtre du Maillon de Strasbourg : 12. Ces chiffres correspondent au nombre de jeunes qui sont allés dans ces structures culturelles grâce au pass Culture. Une promesse de campagne d’Emmanuel Macron offrant une enveloppe de 500 euros à chaque jeune de 18 ans pour des dépenses culturelles, par le biais d’une application dédiée.
L’idée du pass a été soufflée au président par sa conseillère culture, Claudia Ferrazzi. L’ancienne secrétaire générale de la Villa Médicis avait simplement repris le concept similaire du « Bonus Cultura » lancé en 2016 en Italie par Matteo Renzi. Début octobre, Claudia Ferrazzi a quitté son poste, remplacée par Rima Abdul-Malak. Un départ qui sonne comme un désaveu.
À mi-mandat, le bilan du pass, qui est expérimenté depuis février dans 14 départements, est en effet un échec cuisant. Lors de la venue d’Emmanuel Macron à Ornans, en juin dernier, pour vanter la mise en place de sa promesse électorale, l’équipe du pass a dû trouver, la veille, des jeunes pour les former en quelques heures au maniement de l’application.
Devant le Conseil national des professions du spectacle, le 23 octobre, Damien Cuier, président de la SAS – société par actions simplifiée – Pass Culture (appartenant à 70 % à l’État et à 30 % à la Caisse des dépôts et consignations), a donné aux représentants du secteur les premières tendances. Elles sont alarmantes : seuls 25 000 jeunes sont inscrits, et ils ont en moyenne dépensé 100 euros sur les 500…
Ces chiffres n’étonnent aucun acteur du secteur : « Le pass, c’est une vision purement consumériste de la culture. Ce n’est pas en donnant de l’argent que les jeunes vont aller à la culture : l’envie de faire des sorties culturelles, ça ne se décrète pas, affirme François Aymé, président de l’Association française des cinémas d’art et essai, qui réunit 1 200 salles en France. La gravité du pass, c’est que ça ne fait qu’amplifier les pratiques culturelles existantes. Celui qui va toujours voir le même type de films le fera encore plus. »
Le livre arrive en tête des dépenses du pass mais se dirige surtout vers les classiques programmés dans le cadre scolaire, suivi de la musique, dont les trois quarts vont vers la plateforme de streaming Deezer. Le spectacle vivant demeure le parent pauvre. « Cette politique publique finance une offre qui ne participe à aucune mission de service public, s’insurge Vincent Moissellin, directeur du Syndeac, syndicat des entreprises artistiques et culturelles. C’est une inversion gravissime de l’offre et de la demande en matière de politique culturelle. »
Sans compter que le pass vient en doublon de dispositifs déjà existants : « Nous avons reçu une quarantaine de jeunes par le pass Culture, alors qu’avec le pass Campus de l’université, nous avons eu 4 500 places réservées », explique Chrystèle Guillembert, directrice des relations avec le public du Théâtre national de Strasbourg.
Au total, à la fin de l’été, on compte seulement un million d’euros de dépenses culturelles des jeunes liées au pass. Pourtant, dans le budget 2019, le coût du pass est de 34 millions d’euros. Comment justifier un tel fossé entre les dépenses et le coût de fonctionnement, au-delà de l’investissement technologique ? C’est là qu’il faut pénétrer les arcanes peu reluisants de l’organisation même du pass.
Retour en janvier 2018 : Françoise Nyssen, alors ministre de la culture, lance le pass Culture sous la forme d’une start-up d’État. Mais l’étape la plus importante se déroule mi-mai, quand la ministre confie une mission sur le pass à Frédéric Jousset et Éric Garandeau. Le premier est le cofondateur de Webhelp, qui a racheté Beaux-Arts magazine. Il travaille bénévolement sur le projet. Et obtient la légion d'honneur en janvier 2019.
Un drôle de mélange des genres, qui voit un consultant privé prendre place sous les ors de la République. Dans sa feuille de mission, Éric Garandeau avait deux axes : trouver le statut juridique du pass et chercher des fonds privés pour financer le dispositif. Françoise Nyssen affirmait alors que le but était d’arriver à un financement à 80 % privé et à 20 % public.
Qu’a obtenu Garandeau Consulting ? À l’issue de sa mission, aucun organisme privé n’est venu financer le pass Culture. Éric Garandeau répond à Mediapart qu’« il était difficile de trouver des ressources propres tant que la société du pass n’était pas créée ». C’était pourtant l’objectif de la mission… D’où l’aveu de Damien Cuier, au Conseil national des professions du spectacle d’octobre, annonçant aux professionnels que le financement du pass serait entièrement public. Mais comment l’État va-t-il trouver les 400 millions d’euros nécessaires pour toucher les 800 000 jeunes prévus ? En faisant en sorte qu’une partie des jeunes ne demandent pas à bénéficier du dispositif ?
« Les rémunérations des dirigeants sont injustifiables »
Le président de la SAS viserait, pour la généralisation du pass en 2021, un montant de 80 millions d’euros, ce qui ne concernerait que 150 000 jeunes. Pour un dispositif public, il n’y a jamais un taux de retour de 100 % », cherche à se justifier Damien Cuier. L’équipe du pass Culture mise en réalité sur un fatalisme sociologique qui exclura une grande partie des jeunes.
Il n’empêche : officiellement, le projet doit avancer et poursuivre son expérimentation sur de nouveaux territoires. La nouvelle équipe du pass, mise en place cet été, est prête. À l’origine, le plan était de confier la présidence de la SAS à Éric Garandeau, mais la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique a statué contre. Cette dernière estimait impossible que le même Éric Garandeau puisse juger le travail accompli ces derniers mois par son équipe de consulting… En lot de consolation lui a été confié le poste de conseiller du président de la SAS, aux côtés de Damien Cuier.
À cela s’ajoute un comité stratégique, sorte de conseil d’administration, composé de représentants du monde culturel, bénévoles, dirigé par l’animatrice et journaliste Isabelle Giordano, dont la première réunion s’est déroulée le 11 septembre. Mais au sein du comité, cela grince. « Les rémunérations des dirigeants sont injustifiables », dénonce l’un des membres : 170 000 euros annuels pour Damien Cuier, et 6 000 euros mensuels, pour un tiers temps, pour Éric Garandeau. Si la démesure des salaires n’a pas été freinée, le choix des locaux a, lui, été remis en question par le comité. « Au départ, les dirigeants du pass voulaient que les équipes s’installent en plein centre de Paris, près du ministère. Nous nous sommes opposés au coût de tels locaux, alors que les budgets culturels sont à la diète », poursuit un membre du comité.
Au fil de sa mission, à défaut d’obtenir les résultats attendus, Éric Garandeau aura mis à profit son activité et ses réseaux au sein du Pass Culture pour développer son agence de consulting et séduire la droite Macron-compatible. Éric Garandeau fut le conseiller culture de Jean-Jacques Aillagon, puis de Nicolas Sarkozy. Damien Cuier, haut fonctionnaire, fut l’un des acteurs de l’affaire Bygmalion. Ancien conseiller de Jean-François Copé, il était devenu le directeur général chargé de la gestion de France Télévisions, sous la présidence de Patrick de Carolis, au moment des marchés passés par France TV auprès de la société Bygmalion.
Le choix des territoires où s’expérimente le dispositif repose ainsi sur des soubassements politiques. À quelques mois des élections municipales, le pass est devenu un outil de séduction des maires de droite pour leur faire rejoindre LREM. Franck Riester, issu du parti de centre-droit Agir, a été installé rue de Valois en partie à cette fin. C’est ainsi que le pass vient d’être lancé dans les Ardennes, où le maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon (LR), devrait se présenter sous étiquette LREM. À Nevers (Nièvre), l’installation du pass est venue récompenser le maire sortant Denis Thuriot, investi en juin par LREM.
Et gare aux structures culturelles qui ne voudraient pas participer au pass ; dans certains territoires, des conseillers Drac font pression pour que ce critère soit même inscrit dans les conventions avec les structures. L’élargissement du pass au Val-de-Marne ne doit rien non plus au hasard. La conseillère départementale (LR) Déborah Münzer a rejoint le ministère de la culture comme conseillère de Franck Riester et se retrouve étroitement associée sur le pass à Éric Garandeau. Alors qu’il est en mission sur le dispositif, ce dernier travaille avec sa société de consulting sur le développement des studios de cinéma de Bry-sur-Marne…
« La manière dont Éric Garandeau utilise le ministère de la culture a tout d’une situation d’abus de position dominante », dénonce un collaborateur de la rue de Valois. Éric Garandeau a d’ailleurs fait recruter, comme directrice administrative et financière du Pass, Claudine Goardou Madec, issue de son agence de consulting.
Le mélange des genres entre public et privé autour du pass Culture n’existe pas seulement en amont, mais aussi en aval, au point de devenir inextricable. L’application met ainsi en avant la plateforme de streaming Deezer. « C’est important de voir les acteurs français sur le pass », expliquee Éric Garandeau. L’actionnaire principal de Deezer est pourtant l’oligarque Len Blavatnik, milliardaire américano-russe… Par contre, le directeur marketing, Guillaume Pfister, se situe lui dans le sérail de la droite française, ancien conseiller culture d’Alain Juppé.
Les géants du numérique ne peuvent qu’apprécier le dispositif du pass, qui leur permet d’obtenir des données utilisateurs de jeunes de 18 ans, cibles idéales. Une démarche qui entre en contradiction avec la volonté affichée par le gouvernement de mettre au pas les Gafam... L’autre grand acteur privé sur le pass est Canal+, avec ses abonnements pour les moins de 26 ans. Alors que le groupe a perdu un million d’abonnés en France depuis 2015, le pass permettrait-il de réduire l’hémorragie de la chaîne de Vincent Bolloré ?
Dans le projet de loi de finances de 2020, 10 millions d’euros supplémentaires sont demandés pour le dispositif. « Au même moment, les crédits transmissions de savoirs du ministère de la culture perdent 60 millions d’euros. Ce sont ces crédits qui servent pour mettre en place une véritable politique d’éducation artistique », dénonce Lucie Sorin, déléguée du Syndicat français des artistes interprètes.
Alors que le ministère de la culture fête ses 60 ans, Emmanuel Macron a transformé la rue de Valois en cheval de Troie pour des intérêts politiques et privés. Tant au niveau micro de sa structuration qu’à celui macro de son exploitation, le pass inverse la logique de l’offre et de la demande, en servant les intérêts de quelques acteurs politiques et économiques.