C’est
Dominique, à La Rochelle, qui a eu l’idée le premier.
Il
m’a appelé un soir, avec son air d’avoir un projet sympa
derrière la tête.
— Tu
pourrais jouer dans une rue vide, pour les gens au balcon ?
On
était au creux de la vague, en pleine catastrophe, le
président venait de nous condamner jusqu’à la mi-juillet
(nous ne savions pas encore que cela irait plus loin), le
ministre de dire le contraire, on nous parlait, à nous, de
chômage partiel, bref, c’était la mouise habituelle et on
n’y comprenait rien.
Les
artistes de rue désespérés se prenaient pour des
youtubeurs et toute dignité était abandonnée. Ces même
artistes autrefois rares, magiques et fugaces, nous
exposaient soudainement, désœuvrés, leur intimité banale
et un degré de médiocrité à la hauteur des ambitions
artistiques de Facebook. Nous vivions dans un champ de
ruine.
Emilie
a le rôle crucial dans notre compagnie, c’est la chargée
de diff. Et c’est aussi ma compagne.
Habituellement
quand elle rentre d’une soirée de boulot, j’ai l’élégance
de ne pas poser de questions, et nous attendons
savoureusement le moment du repas pour parler de sa
journée. Elle me lâche quelques bonnes nouvelles ; une nouvelle option qui se
profile, un contrat de signé avec untel, un partenaire
intéressé pour nous prendre en résidence à l’autre bout de
la France, un festival qui se cale entre deux dates, sur
le trajet…
Depuis
deux semaines, elle passait la porte, arrachait ses
chaussures et balançait d’un souffle les deux ou trois
annulations de la journée.
Elle
voyait s’écrouler inexorablement une quantité phénoménale
d’heures de téléphone, de négociations par courriel, de
préparations minutieuses et d’espoirs de tournée. D’un
message solidairement lapidaire, on anéantissait son
travail.
Annuler
nos revenus c’était dur.
Annuler
notre futur, c’était désespérant.
Alors
quand Dominique m’a demandé ça, immédiatement, je lui ai
répondu
— Mais
bien sûr que je peux jouer pour une rue, ce que tu veux
quand tu veux, mais jouer, jouer, jouer!!!
Nous
avons choisi une rue piétonne, et j’étais juste à pied, en
costume avec une sono portative.
Le
temps était magnifique en ce printemps 2020, j’avais déjà
perdu tellement de dates, j’étais au comble de
l’excitation, un sourire aux lèvres, mon micro à la main.
Enfin, redevenir utile. Alors je me suis… déchaîné.
Rapidement,
les gens sont sortis sur les balcons, je les invectivais,
je les chauffais, j’avais dans la caboche des poèmes, des
envolées lyriques, des chansons d’amour, et je me suis
lancé dans un slam d’une heure et demie, une ode à
l’humanité, à la nature, à la liberté, nous nous sommes
tous chauffé au bois de nos espoirs, de nos solidarités,
les gens applaudissaient, frappaient les casseroles,
chantaient ensemble.
Quand
j’ai salué pour partir, une rue entière ovationnait aux
balcons.
En
sueur, heureux à en bondir sur place, j’ai rejoint
Dominique. Il était ravi, les yeux pétillants et un grand
sourire aux lèvres. Si ce con de photographe local n’avait
pas été là, on se serait serré dans les bras en se foutant
des gestes-barrières.
Son
festival était annulé, mais les subventions étaient
attribuées. La semaine suivante, on est revenus avec notre
Procession Data.
Nous
avons un ordinateur portable géant, construit comme un
char-scène, et nous sommes six comédiens masqués, un
spectacle en mouvement très visuel et sonore, sur le big
data.
Je
crois encore aujourd’hui que c’était la meilleure déambule
de notre vie.
On
pouvait manœuvrer à loisir dans la rue dégagée
(l’autorisation préfectorale n’avait pas été bien
difficile à obtenir), et puis c’était tellement visuel
d’être vus du haut ! À renfort de discours, on
pouvait secouer le cœur des gens, ils étaient si heureux,
confinés dans leurs apparts du centre-ville, d’avoir droit
à un peu de spectacle vivant !
Pas
mal d’images ont été faites, notamment par la TV locale,
et c’est à ce moment-là qu’il y a eu un déclic.
Ces
fameuses déambulations, que tant de programmateurs avaient
boudées, étaient le format de spectacle de rue idéal pour
la période. En un rien de temps, tous les petits
événements ont suivi.
Le
succès de l’idée circulait à la vitesse où s’embrase une
trainée de poudre. Nous pouvions arpenter les rues, et les
gens assistaient au spectacle en sécurité. La rue, tout
simplement, comme théâtre. Cela nous connaissait.
Début
mai, toutes les déambules de France sinuaient dans les
rues des villes et des villages. Et puis on s’est mis à
rivaliser d’inventivité.
À
Marseille, il y a eu un spectacle en deux parties, la rue
côté paire regardait de la danse verticale sur le versant
impair, puis les rôles s’inversaient.
À
Beauvais, des plasticiens peignaient le bitume de motifs
et de messages à l'intention des habitants.
À
Lorient, une équipe a loué une nacelle chez Kiloutou. Pour
une poignée d’euros, ils disposaient d’une scène mobile,
qui pouvait jouer à hauteur de balcon pour les gens, et
qui se promenait toute la journée dans la ville.
Les
spectacles fixes sont revenus dans la partie.
Soudain,
tout redevenait possible, plus aucune annulation n’était
justifiée.
Ceux
qui maintenaient emportaient un succès fou, les autres
passaient pour ce qu’ils étaient : des trainards. On
pouvait jouer.
Alors
quand Aurillac a dû trancher sur l’annulation ou non, les
discussions ont été chaudes, au bureau du festival. Il y
avait eu trop de demandes, trop de compagnies pour les
lieux disponibles, c’était vrai. Mais à présent, avec
cette nouvelle donne…
C’était
toute la ville qui redevenait le lieu. Donc, le lieu était
immense.
Et
on disposait des centaines de compagnies prêtes à venir
jouer pour réchauffer les cœurs des habitants, qui n’en
pouvaient plus.
Ils
ont maintenu.
L’édition
d’Aurillac 2020 est devenue le plus gros festival
déambulatoire du monde. Une sorte de jeu du serpent
artistique à l’échelle d’une ville. Je revois la bouille
de cet auvergnat, sur France 2, qui disait : « Ha bha ça, on le retrouve notre
téat de rue ! »
Après
coup, je ne suis pas surpris.
Pas
surpris que ce soient les Arts de la rue qui aient pu s’en
sortir, quand tous les autres s’effondraient. Qui mieux
qu’eux pouvaient s’adapter ?
Ils
avaient toujours eu tout ce que la situation exigeait :
La
générosité, le talent, l’inventivité, la capacité de
rebond, des équipes adaptables, l’expérience d’avoir comme
public tous les habitants et pas seulement des abonnés,
d’accommoder les créations pour qu’elles évoluent en
fonction de tel ou tel espace public… nous avions tout
cela, nous en étions même les experts.
Aujourd’hui,
nous sommes plus forts que jamais.
Pas
seulement parce que nous avions tout pour y arriver,
Pas
seulement parce que nous avons été assez réactifs.
Parce
que nous avons été solidaires, organisateurs et équipe,
pour ensemble tout réinventer.