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- Subject: [rue] Inter mi-temps
- Date: Wed, 22 Nov 2017 19:49:34 +0100
Calé comme ça, les jambes bien écartées pour ne pas faire de connerie dans
mon état, je pisse tranquillement sur le talus, en levant le nez aux étoiles,
et nom de diable je me sens merveilleusement bien.
De tout temps, j'ai aimé l'ivresse. Ça te caresse les entrailles, ça te délie
la langue, ça te soulève la joie, regarde: je rigole bêtement en hoquetant et
je m'en fous.
Je pisse avec les anges, et franchement, je trouve qu'il n'y a rien de
meilleur au monde que d'être légèrement bourré...
Je me retourne en cahotant, et l'image me saisit… ce petit oasis de
chapiteau, les guirlandes qui l'invitent à danser, les chiottes sèches à
contre-jour, les corps qui chaloupent dans ce rayon orange-feu, l'air doux et
cristallin de ce mois de Juillet, bon sang mais c'est pas beau ça?
Y'a-t-il plus beau qu'un petit festival de rue bien roots en plein été?
Il est là, monté dans ce champ, et derrière, la hanche d'une courbe noire de
hauts sapins, et les monts auvergnats. Et la lune.
Vivre des moments comme ça, et se sentir à sa place, hé bien c'est pour ça
que je me bats, c'est pour ça que je lutte, c'est pour ça que j'ai monté c'te
compagnie, et c'est le meilleur truc qui me soit arrivé avec la naissance de
mon fils…
L'angoisse me presse un peu les poumons, et je dessaoule en assurant quelques
pas.
Il faut pas trop se la mettre ce soir, quand même, demain, je suis attendu à
la maison, et pas qu'un peu.
Il faut que je m'assoie pour faire redescendre.
Je m'installe à la romaine, tranquille, et je regarde les ombres danser...
Fais le point mec, Julie, elle en a marre... Et pas qu'elle.
Je revois le départ, quand les autres sont venus me chercher.
Léo était tout excité, il criait son petit cri suraigu, j'aime pas quand il
est comme ça, il fait son suractif.
Béné, qui passe toujours carrément bien avec les enfants en tournée, a essayé
de lui parler gentiment, mais il ne la regardait pas, on aurait dit qu'il ne
la voyait pas. Tout ce qu'il a fait c'est me mettre un coup de poing super
violent dans les roustons, j'ai eu carrément mal, quel petit con, merde! Je
ne pouvais pas gueuler, pas à ce moment-là... et Julie qui tirait la tronche…
C'est pas une bonne idée qu'ils viennent me prendre chez moi. Julie a
toujours l'impression que je pars en vacances avec mes potes.
Alors bien sûr, c'est vrai que j'ai un chouette boulot, mais bon on prend sur
nous aussi, pour qu'il y ait une bonne ambiance, il faut se les taper les 8h
de camion, sur une banquette de Transit…
Julie pense qu'il est peut-être surdoué.
En tout cas je ne me sentais pas moi même, tiraillé entre l'envie d'embrasser
ma femme, l'envie frustrée de faire un calin d'un père à son fils, et la
colère que la douleur aiguillonnait. Tout ça étalé devant la compagnie… je ne
me sentais pas moi-même, non.
De toute façon, je ne sais plus trop qui je suis en ce moment...
___
C'est l'interminable matin, et on roule sous un cagnard vengeur, décidé à
nous faire payer la bonne soirée d'hier.
Les autres l'ont un peu mauvaise. C'est moi qui ai insisté pour qu'on décolle
à 8h30.
Ils n'ont pas de gamin, eux, alors bien sur ça tirait franco sur la fiesta,
j'ai dû faire une ou deux réflexions en fin de soirée pour faire retomber
l'ambiance, et qu'on aille se coucher.
Ils se voyaient déjà aller se baigner à la rivière avant de décoller, Denis
était super chaud, il y serait allé direct!...
Il a carrément mal au crâne à cette heure, pas assez dormi, et moi je
conduis, comme un zombie.
Je me sens un peu coupable, mais bon, c'est à lui de se gérer, aussi...
J'ai juré à Julie que je serai là à 17h30 pour récupérer Léo avec elle, et
qu'on aura enfin une soirée normale, au milieu de cette tournée d'été. Une
vie normale. Des parents normaux. Le minimum, quoi. Poitiers, 160km… putain
on est pas rendus…
___
J'arrive sur les rotules.
J'ai speedé tout le monde, et comme on s'est tapé du bouchon sur la rocade de
Bordeaux, au final on n'est même pas à l'heure.
Les autres me laissent tout à la joie familiale pour laquelle je me bat
depuis hier: Julie, froide comme la glace, qui fait juste un signe de la main
sur le palier, l'air rageur.
Je les remercie comme je peux en balbutiant "cool, c'est… enfin… merci
quoi, désolé de… bref, à après-demain!"
Ils me sourient avec un peu de pitié, un peu de dégout, un peu de fatigue, et
un peu de ras-le-bol dans le regard.
___
Léo est énervé comme jamais. Julie m'annonce que ça serait super si on allait
en famille demain matin voir l'expo des arts du feu au centre-ville.
Je baille à m'arracher la mâchoire, franchement ça me gave, j'explique que je
suis crevé, j'aurais bien pris une grasse mat, j'en peux plus, tu sais c'est
crevant...
"Ben vous avez qu'à moins picoler, par exemple!" Blam, la porte qui claque.
J'en peux plus.
Je fais une bise de bonne nuit à Léo dans son lit. Il me raconte des trucs
sans queue ni tête, je sens qu'il m'en veut, il me cherche. Je suis trop
crevé pour le cadrer, j'abandonne.
Je rejoins mon lit. Bien sûr on ne fait pas l'amour. Ça fait combien de temps
qu'on n'a pas fait l'amour? Je tombe comme une masse.
___
Je me réveille après une bonne nuit de sommeil.
Je m'étire et le cosmos entier prend du plaisir, dans mon lit bon sang, je
suis dans mon lit, c'est définitivement le lit le plus confortable du monde,
et j'en ai connu…
Soudain la conscience me saute aux yeux, quelle heure? 11h45?!! La maison est
calme, vide. Merde.
Elle a dû partir avec Léo, je ne sais pas dans quel état elle est.
Je m'habille dans le silence et je descends. Mon bol est posé sur la table,
il y a un mot.
"Désolé pour hier soir, je suis fatiguée, moi aussi... tu sais ce n'est pas
de tout repos de s'occuper de Léo toute seule.
Reposes-toi bien mon amour."
Les larmes me piquent les yeux, et j'entend la voiture se garer net devant la
porte.
J'ouvre à Julie alors qu'elle posait la main sur la poignée.
Je la saisis, et je serre contre moi ce corps, ce corps que j'aime tout
entier, et j'enfouis mon visage dans la douceur de ses cheveux, pour cacher
mes larmes.
Elle me serre, elle aussi, plus longtemps, plus passionnément qu'à
l'habitude, avec la force désespérée d'un amour et d'une douleur intenses.
Mon regard plonge soudain dans celui de Léo, pétrifié. Je ne lui cache rien
de ma détresse, et le voici qui sourit, en soutenant mon regard. Doucement,
il se joint à notre étreinte.
Je vous aime bon sang, si vous saviez comme je vous aime.
Je ne suis pas assez là.
Mais je vous aime.
🚀Chtou
Qualité Street
www.qualitestreet.com
- [rue] Inter mi-temps,
via rue Mailing List, 22/11/2017
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