Ou comment défendre l'émergence tue
nos imaginaires pour nous enchainer.
Ou la colonisation de notre Création
par l'assimilation au dominant.
On a beau jeu de défendre les droits
culturels qui sont censés reconnaître la capacité de chacun de
faire culture quand on se borne à vouloir faire rentrer toute
nouveauté dans le moule.
Dans la grande histoire de la tarte à
la crème qu'est celle de la Culture, l'Emergence....
C'est toujours drôle de se demander :
« En fait, depuis quand on parle comme ça ?».
Alors demandons nous depuis quand
nous parlons d'Emergence. Vraiment ?
Pas à la marge, pas comme un phénomène
sociologique, pas comme un constat sur quelque chose qui pointerait
dans l'espace social et créatif de notre milieu mais comme une
étiquette, comme une case, comme une chose normative qui permette de
donner une identité repérable et définissable à des créateurs et
créatrices qui a priori, n'avaient rien demandé ?
1980 ? 2000 ? 2010 ?
2020 ?
Depuis quand je coche la case « Cie
Emergente » dans un dossier de subventions ?
Avec fond dédiés et attention
particulière apportée par des institutions soucieuses de la
reconnaître ?
Pas plus de 10 ans. Maximum.
Techniquement je serais censé pouvoir
dire :
Je me souviens de ce grand mouvement
revendicatif qui a exigé de la part du secteur de se faire
reconnaître. De faire valoir son identité et de la faire nommer. Je
me souviens de toutes ces compagnies réunies et pensant ensemble sur
leur état, sur leur développement, sur leur envies au long terme et
venant frapper aux portes des institués pour réclamer cette
dénomination comme une avancée sociale majeure à leur service.
Comme une reconnaissance de leur Droit à Créer.
Mais au lieu de cela, j'écrirai
plutôt, et de manière bien plus factuelle :
Je me rappelle avoir peu a peu
intégré un mot pour évoquer des situations et des niveaux de
développement de créateurs et créatrices qui me permettait de leur
donner une valeur sur une échelle de production.
Je me rappelle avoir commencé, même
avec second degré et humour noir, a avoir utilisé ce terme pour
parler de compagnies, de personnes, afin de structurer une stratégie
de développement de leur acte créatif au travers d'une production
aux étapes financières établies.
Je me rappelle avoir commencé à
pouvoir dire : je défends l'émergence.
C'était vachement bien.
Hyper motivant
et surtout hyper valorisant pour un administrateur chargé de
développement qui ayant désormais les clefs du droit à créer face
aux artistes, pouvait par là légitimer sans sourciller ce qu'il
serait bien plus honnête de nommer : son Pouvoir de Laisser
Créer.
Et c'est drôle de voir que la majorité
des réflexions qui se partagent sur la question tournent autour de
« on en sort quand de l'émergence du coup ? », ou
encore « ça veut dire quoi ? C'est quoi les critères ? »
Comme un carcan que l'on accepte de
supporter, en attendant d'en être libéré.
L'émergence n'existe que comme étape
de développement. Comme l'enfance, l'adolescence...
Elle n'est qu'une période de temps
définie par les adultes que sont les structures culturelles
instituées pour déterminer les passages obligés des structures
avant d'obtenir son droit à l'autonomie, l'indépendance, et peut
être la reconnaissance.
Mais si l’analogie permet de
visualiser facilement le déroulé, elle n'est plus pertinente dès
lors que l'on se souvient que nous ne parlons pas d'humains, mais de
structures économiques.
Et donc de carcans financiers et
économiques dans un système marchand codifié.
Couveuses, incubateurs, dispositifs de
transmission, d'accompagnement. Pérennisation. Développement.
Validation par les pairs. Reconnaissance du marché.
Trouve ton idée, développe ton
concept, lance la sur le marché et réunit les investisseurs.
Motive, communique, convainc, vend.
Le marché à ses règles, ses codes,
ses cadres. Il attend de toi que tu le laisses s'assurer que tu fais
partie du jeu avant de te laisser entrer. Et ce vocabulaire de
start-up est absolument celui que nous appliquons déjà au quotidien.
Nos compagnies, lieux, festivals,
structures de création sont des structures économiques. Notre
diffusion est un marché. Rien de nouveau : nous participons au
PIB, générons de l'emploi, de la richesse et rapportons aux
territoires financièrement.
Cette réalité est admise et éprouvée
depuis des décennies.
On se tord derrière nos valeurs
humaines, mais in fine, ce sont ces éléments là que nous mettons
sans cesse en avant dans toutes nos luttes. En manif, en grèves, en
blocages, pour l'intermittence, pour défendre nos subs, pour
défendre notre secteur.
On sait très bien que la valeur de la
relation humaine se traduit mal en projet politique. Alors on se sert
des codes de l'adversaire pour défendre notre beefsteak. Normal.
Mais alors une étiquette de plus ou de
moins, c'est quoi le problème ?
Surtout si derrière on arrive à faire
créer par l'institution des cadres de financements publics dédiés.
Surtout si derrière on développe des plateformes de diffusion, de
visibilité pour les émergents afin de les rencontrer et de les
aider...
C'est quoi qui fait que quand je dis
« je défends l'émergence », j'ai toujours une arrière
pensée qui rigole et s'esclaffe...
La question à se poser c'est :
c'est quoi le résultat de cette défense de l'émergence ?
Combien de compagnies émergées ?
Combien de retours arrières sur la
pertinence de cette case ?
Qui en est sorti ?
Et les autres ? Ils sont ou ?
Ils sont où ceux qui ne sont pas dans
la case, ceux qui n'y sont plus et ceux qui n'y entrent pas ?
Car, si peut être quelque part il y a
sortie de la case pour un avenir radieux, c'est qu'il faut bien y
être entré.
Il est là le problème. Il faut entrer
dans l'émergence pour pouvoir en sortir.
L'adolescence, c'est une étape
obligatoire du développement d'un être humain, du fait même de son
avancée en âge. Quand bien même les pressions sociales et
injonctions éducatives seraient inexistantes, cette étape
existerait toujours, sous une forme ou une autre.
Mais pour une structure économique,
elle ne peut être qu'issue d'une règle exogène lui étant imposée
si elle présente sa prétention à intégrer un ensemble codifié.
Les compagnies émergentes ne le sont
que parce que l'ensemble du secteur a décidé qu'elles devaient
passer par cette étape. Etape que celui ci du coup a normé,
codifié, afin d'en maitriser le déroulé, sa notation et sa
validation.
Quand je défends l’émergence, je
défends un secteur qui s'est donné les cadres structurels pour
juger du droit à faire partie de ce secteur. Je suis le garde
frontière du Dedans. Face au Dehors.
Quand j'accompagne une compagnie que je
qualifie d'émergente, je suis le contrôleur de son développement,
de sa conformation a des attendus, de sa rentrée dans le moule pour
obtenir le droit à participer au secteur, le droit d'y amener ses
propositions, le droit de créer.
L'adolescence, c'est un espace
d'expérimentation. Encadré mais pas dirigé. Débordant, libre,
tumultueux, foutraque. Fait de tout et n'importe quoi. Encouragé à
tester, dépasser ses limites. encouragé à découvrir,
expérimenter, essayer.
Soutenu par un cadre protecteur,
vigilant, posé à l'enfance, pour intervenir a posteriori.
Un espace qui amène vers une identité
adulte propre, construite, et prenant sa place dans un ensemble
commun ouvert à son identité et l'intégrant sans la transformer.
S'en enrichissant.
Notre émergence, notre adolescence,
C'est notre service national, notre
ENA, notre école d'ingénieur.
C'est notre saisie de leurs
débordements pour les conformer. Les amener à nous ressembler. À
transmettre nos codes. À les mouler dans nos identités. Pour en
faire nos dignes successeurs.
Et c'est l’assèchement de leur
pensée.
En conformant le chemin de leur
création, nous privons les compagnies de leurs espaces libres
d'expérimentations.
Nous tentons de conformer leurs
productions aux attendus. Nous les amenons dans le cycle de la
rencontre pro, du discours efficient, de la forme diffusable, de la
pratique à la mode, de l'action de médiation reconnue, de la
reconnaissance des anciens comme sachant indépassables..
De croire aux mirages de briser les
plafonds de verres comme utopie légitimant la patience, le travail,
l'entêtement à faire ce que l'on ne souhaite pas en attendant que
ça vienne.
Une aliénation aux codes asséchant
nos envies de création comme actes de débordements.
En codifiant l'émergence, nous
asséchons l'espace d'expérimentation adolescent. Celui qui nourrit
l'adulte. Celui qui fait culture commune.
Nous asséchons les révoltes, les
contre culture.
Nous réduisons la capacité même de
contre culture.
Ou est notre culture underground ?
Notre mouvement en opposition ?
Ou sont nos contestataires ?
Nourris par des essais, par des tentatives, par des écrits, par des
performances, par des prises de contrôle, par des déstabilisations,
par des actes artistiques créant des mouvement de fond.
Perdue dans le mirage de l'intégration,
la compagnie émergente n'invente plus, ou qu'à la marge. Elle n'ose
plus, tenue par le regard des institués, qui savent, qui jugent et
cooptent. Et qui financent.
Il n'existe aucune horizontalité,
aucun accompagnement, aucune solidarité dans l'émergence.
Seulement un joug que nous avons
collectivement coconstruit pour rajouter à l'emprise de la culture
monolithique au service de l'individu entrepreneur.
Et qui nous donne bonne conscience
d'avoir, par ces dispositifs, par ces repérages, par ces injonctions
là, renforcé l'emprise de la concurrence, du marché, de
l'économie, sur ce qui est d'abord en principe pour un artiste un
chemin de vie.
Nous sommes encore dépassés par un
mot sans en comprendre combien il nous enferme dans l'éternelle
verticalité dominante de la politique publique, fait du Roi, Culture
Monarchique héritée et reproduite.
Il n'y pas d'émergence car il n'y a
pas d'adolescence des structures économiques.
Elles ne sont que concurrence. Et sous
pretexte de vouloir éduquer les créateurs et créatrices pour les
conformer à notre Culture d'Etat, nous avons réussi à nommer
joliment une concurrence acharnée entre les compagnies, une lutte
pour ses moyens de subsistances, et une lutte pour Créer, comme
chaque individu sait pourtant naturellement le faire.
Nous avons codifier l'acte de création
pour en limiter l'exercice aux heureux titulaire du titre d'émergent,
rejetant de fait tous les autres aux limbes de la précarité et
l'oubli.
Au point même de devoir désormais
nommer les Ultra-émergents. Comme ceux et celles qui aujourd'hui
n'en sont même pas au point de pouvoir demander leur entrer dans le
cercle des apprenants en émergence.
Pour leur donner une visibilité.
Et c'est encore une erreur de pensée
que de faire cela. Si on n'en finit pas avec l'émergence.
Je défends l'émergence, puisque ce
mot est là.
Mais si ma petite voix s'esclaffe en
dedans face à cette honteuse grossièreté, c'est pour me forcer à
dire à la place qu'il n'existe pas d'émergents et n'en existera
jamais, mais que ce que je défens, c'est que tous ces créateurs et
créatrices ont le Droit de Créer, que je ne suis pas prescripteur
de qui en aura la possibilité
Que si l'on souhaite véritablement
soutenir le plus grand nombre, alors ce que l'on défend quand on
parle de ces émergents c'est avant tout et même seulement le
partage des richesses.
Donner à chacun les moyens de sa
création. Laisser grandes ouvertes les portes de l'expérimentation,
de la performance, de la culture différente, de la contre culture.
C'est réclamer que nous pensions
collectivement à faire sans restreindre, sans prescrire, sans
autoriser la bonne création de la mauvaise, et penser massivement
que nous pourrions réellement fonctionner différemment.
C'est défendre nos outils de
production pour qu'ils servent le grand nombre et pas une élite
désignée.
Arrêter de faire peser sur nos métiers
des valeurs humaines que nous ne traduisons pas et les défendre
comme ce qu'ils sont: des métiers vecteurs de richesses économiques,
à se partager, au sein d'un service public qui lui est seul garant
de ses valeurs.
Un service public libéré de cette
culture monarchique, de son monarque, et de sa vision individualiste
et entrepreneuriale qui sous couverts de jolis concepts, soutiens
l'indéfendable.
Je ne défends pas l’émergence pour
assister au parcours insupportable de jeunes créateurs et créatrices
rendus au RSA souriant face aux programmateurs et programmatrices
joyeusement réunis se félicitant de leur trouvailles artistiques et
y allant de leurs conseils au développement.
Je ne défends pas l'émergence pour
donner à une personne un droit de créer. Quand celle ci le ferait
déjà si elle n'était pas prisonnière de ce mirage de la Culture
soit disante émancipatrice de l'être.
Je ne défends pas l'émergence car je
ne sais toujours pas si j'en suis moi même sorti. Qui me donne mon
diplôme quand mon apprentissage en 2000 ne couvre plus rien de ce
qu'est notre monde aujourd'hui. Quel droit ais je de juger des
heureux élus à la précarité infinie ?
Je défends le droit de créer, le
droit à la rue, le droit à faire autrement.
Et il est urgent que notre culture
underground explose au grand jour. Il est urgent de retrouver cette
explosion artistique et militante débordante et incontrôlée. Il
est urgent de rouvrir toutes nos portes à qui veut les franchir. Et
de tout leur donner.
Il est urgent de démissionner
collectivement de nos absolus et de nos certitudes, nous les
institués, pour retrouver le simple exercice de nos métiers.
Arrêtons de parler d'émergents. Et
nommons les comme ils le sont : pauvres économiquement,
précaires, isolés...
mais toujours d'une formidable capacité
de Créer.
Quand bien même certains voudraient
leur refuser ce Droit.
David Cherpin