"
type="cite">C'était la Drôme, il y a deux jours, loin de tout, la
fin d'une journée de travail qui s'assoit dans la douceur de la
tombée du jour, sous la pergola à deux pas d'une petite rivière,
et quelques bougies sur la vieille table diffusaient une lumière
intime...
Malgré les guerres, malgré la misère, malgré le Medef,
j'étais un homme heureux.
Trente-quatre ans, une formation poussée de Circassien,
et une compagnie d'art de la rue qui tourne
suffisamment bien pour que ma compagne, mes deux amis, l'un
artiste et l'autre technicien, et moi-même en vivions
dignement.
Nous nous étions tous réunis pour l'apéro au fond du
jardin, au beau milieu d'une résidence de création. La
discussion battait son plein.
Nous avions la visite de Bernard, ami de mon père habitant la
région, un homme doux et passionnant, qui avait passé sa vie
dans le milieu artistique, sur la scène comme autour.
Il avait l'assurance tranquille de ses soixante cinq ans
passés, et son regard clair et franc semblait sourire lorsqu'il
écoutait Matthieu, notre technicien, nous exhorter à la lutte et
nous préparer en bon militant qu'il était, aux annulations en
série des festivals à venir.
Grève de la faim, menaces au ministre, déficit falsifié de
l'Unedic, tout y passait.
J'observais Bernard, bienveillant, me demandant pourquoi il
n'intervenait pas.
... et alors on coupe le spectacle, et là on lit un texte
pour vraiment mettre le public face à la réalité, voilà ce que
c'est un spectacle sans intermittents!! conclut Matthieu, outré,
les bras ouverts.
Et toi alors, glissais-je doucement à Bernard, que penses-tu
de tout cela? Tu as bien connu 2003, on doit pouvoir en tirer
des enseignements, non?
Il me sourit, prit une lente inspiration, et son visage se
teinta de tristesse.
Oui soupira-t-il, même si malheureusement en 2003 nous avons
perdu, car le texte est passé, nous avons gagné dix ans durant
lesquels on n'a plus osé nous attaquer. Mais nous aurions dû
prendre nos responsabilités tout de suite à l'époque, et nous
confronter à nos contradictions internes, avoir le courage de
proposer des changements dans ce statut qui auraient assaini la
situation. Car l'intention du patronat était claire. Il y a 100
000 intermittents, et dans quatre ans, nous n'en voulons plus
que 70 000, voila quel était leur projet. Aujourd'hui, nous
sommes toujours 100 000, et c'est une victoire. Mais de par
notre défaut de remise en question aujourd'hui les vrais
perdants, ce sont les plus précaires, toujours plus fragilisés,
et cela c'est très nocif pour la création. Car les plus
précaires, ce sont les artistes.
haaa mais les techniciens aussi? interrogea Matthieu,
interloqué.
Oui enfin franchement, j'en connais dans l'audiovisuel...
osais-je en faisant la moue.
Ce que je vais vous dire va vous déplaire, reprit Bernard. Il
est très difficile d'en parler, pourtant je pense que c'est du
courage dans la situation actuelle. Et de toute façon,
personnellement, je n'ai plus d'enjeu...
Je pense que nous aurions dû proposer la sortie des
techniciens de l'intermittence.
Qu'un artiste soit aidé par un chômage car il a besoin, en
amont de son spectacle, de travailler, c'est juste.
Un musicien doit pratiquer tous les jours, un artiste de
cirque s'entraine, une danseuse, un comédien, tous ces artistes,
c'est vrai, doivent travailler avant leur spectacle. Mais les
techniciens , qui sont d'ailleurs les mieux lotis par les
calculs, ce n'est pas vrai, franchement, ce n'est pas vrai.
Un artiste est obligé de donner toute sa vie, son énergie
vitale, tout son temps à ce qu'il fait, les techniciens eux,
doivent comme tout travailleur se former, et cela, ça ne
justifie pas en soi le principe du cachet.
Quoi?! s'enflamma Matthieu, mais avec des discours comme ça
c'est chacun pour soi!! Ils vont être contents le Medef, si on
est divisés, ça sera encore plus facile de nous abattre,
bravo!!
Il nous concernait du regard, cherchant notre appui.
Julie, Max et moi étions mal à l'aise.
Aujourd'hui, repris Bernard avec une implacable
bienveillance, ceux qui sont le plus en péril, ce ne sont pas
les techniciens. Ce sont les artistes. Et ce sont eux qu'il faut
protéger, car ce sont eux qui créent, ce sont eux la source de
notre secteur, je suis désolé, mais c'est pour la création en
général que je m'exprime...
Tu sais Matthieu, j'ai travaillé toute ma vie dans ce milieu,
et j'en ai vu, des techniciens et des artistes, dans les
théâtres... j'ai vu les artistes travailler sans compter, leur
rémunération uniquement due à leur unicité et à leurs
représentations scéniques, tandis que les techniciens, eux,
passaient d'un projet à l'autre, leur rémunération due à des
structures, ils faisaient leurs heures et au final, honnêtement,
étaient...
remplaçables!
Matthieu se leva en faisant tomber sa chaise et nous darda du
regard, tandis qu'un silence de mort s'abattait sur la pergola.
Je vois... dit-il d'une voix sourde, merci la compagnie...
Il nous regarda en soufflant d'un air dégoûté, et s'éloigna
d'un pas pesant vers la résidence.
Un silence s'installa, lourd de sens.
Le fait même que nous n'osions plus parler en disait long.
Bernard, très embarrassé, remis son pull.
Je suis désolé dit-il, c'est toujours pareil quand on ose
dire cela, la violence et la gêne... c'est un sujet très
difficile entre nous.
Il faudra pourtant un jour affronter cette question. Vous
savez, j'ai moi-même un fils technicien.
Mais si les intermittents veulent un jour montrer qu'ils sont
prêts à changer réellement le régime, et s'attaquer aux abus que
tout le monde dénonce, alors il faudra bien y aller. Si les
techniciens de la télé ne sont pas dans les manifs, vous savez,
c'est qu'ils sont bien à l'abri, ils ne craignent strictement
rien de ce nouvel accord, contrairement à vous.
L'intermittence, philosophiquement parlant, est faite pour
les artistes, et les techniciens devraient avoir un autre
régime, je suis persuadé que nous y gagnerions tous. Désolé
d'avoir gâché votre soirée.
Nous nous sommes levés tous les deux.
Nous ne pouvions aller plus loin.
Ce n'est pas grave Bernard, lui dis-je gentiment en lui
serrant la main.
Merci, répondit-il, on devrait tous avoir le droit de
débattre sereinement, de dire ce que l'on pense au fond du
coeur... bonne chance, pour cette nouvelle création.
Il m'a sourit, et puis il est parti.
Ses arguments, eux, m'obsèdent toujours.