Bonsoir
Je remercie d’abord Alain Beauchet
d’avoir pris la peine de
répondre à ma critique et d’avoir donc reconnu son intérêt.
Si elle était sans
intérêt, pourquoi se fendre d’une réponse détaillée ? Parce
qu’il est
possible que mes remarques recèlent une vérité, confirmée
involontairement par Stéphanie
Ruffié qui réduit votre spectacle à sa dernière partie ;
mais vous vous
gardez bien de lui faire grief de cette réduction puisque
son discours vous
arrange. La vérité sous-jacente est celle-ci : le vrai point
excitant de
ce spectacle n’est pas la démocratie, la critique de la
xénophobie, la
fraternité ; tout cela, plein de spectacles l’évoquent et ça
constitue un
sol commun, presque un conformisme politique ou moral dans
les arts de la rue
(un point de ralliement et l’objet d’un consensus
bien-pensant). Non, le vrai point excitant, ce qui
attire le
public, c’est la poudre de couleur, qui est un vrai point
distinctif, un
marqueur (c’est le cas de le dire) qui différencie
votre spectacle des autres.
Car un discours, mis en scène
chorégraphiquement et
musicalement, sur « la communion », sur « la stigmatisation,
le
rejet, et la peur de "l'autre" », on l’a vu cent fois. Le
fameux
fond que j’aurais dû considérer est banal, et l’impression
de déjà-vu, déjà
entendu, déjà vécu, n’a pas été modifié par la chorégraphie
et la musique que
je qualifie d’insipides, c’est-à-dire sans saveur, peu
originales. L’analyse de
S. Ruffié, en faisant comme si le spectacle ne consistait
qu’en aspergements de
poudres de couleur, confirme mon hypothèse : le vrai objet
désirable est
là, et pas dans ce discours maintes fois ressassé.
Je crois que votre effort, long et
insistant, vise à annuler
ma critique précisément parce qu’elle risque de mettre en
lumière l’aspect
embarrassant suivant : si le spectacle, dépouillé du banal
initial, se
réduit à l’aspergement et si c’est juste ça qui est le cœur,
la vibration, le
plaisir, bref l’intérêt du spectacle, on peut alors se
demander en quel sens il
y a inspiration. La controverse, si l’on écarte les injures
et les contresens,
porte sur le sens à donner à ce terme.
C’est là que ma question portait le fer :
ce spectacle
consiste finalement à emprunter un fragment et à le
transposer dans un autre contexte,
européen (traduction possible de « inspiration »). Quelle
est la
signification politique, historique et culturelle, d’un tel
emprunt ?
Quelles sont les conditions sociales de ces emprunts ?
N’est-il pas clair
que la référence à la Holi fonctionne à la fois comme un
producteur de
légitimité (le recours à une autre culture est valorisé dans
la production
artistique contemporaine et spécialement dans les arts de la
rue, plus moins déterminés
par l’opposition à la culture bourgeoise, plus « puriste »)
et comme
producteur de curiosité et d’excitation (avatar de
l’exotisme, ce dernier étant
l’un des aspects de l’orientalisme, ce grand opérateur de
domination
intellectuelle inventé par l’Occident afin de dominer
l’Orient ; cf.
Edward Said, L’Orientalisme).
Je me suis contenté de rappeler que les
rapports entre
Occident et Orient n’ont jamais été et ne sont toujours pas
pacifiés,
égalitaires ni fraternels, contrairement à ce que vous
affirmez les uns et les
autres. Affirmer que la colonisation est terminée, que je
dispose d’un logiciel
d’attardé, c’est tout simplement nier l’histoire : que
faites-vous de ce
qu’on a appelé le néo-colonialisme, du fait que, aujourd’hui
encore et
toujours, les pays orientaux vivent sous une forte pression
occidentale, voire
militaire, etc. ? Et c’est moi le « négationniste » comme
vous
dites avec nuance et modération ?
Cet emprunt qui serait du type de
l’inspiration est un
rapport politique : tout objet ou acte culturel est en même
temps
politique (le nierez-vous ?). Vous dites : « Le monde est
mon
village, j'y ai des amis partout » ; je lis cette phrase
comme un
discours idéologique qui vise un mythe, celui de la
fraternité universelle, du
grand partage, de la grande égalité culturelle. C’est beau
mais c’est un mythe.
Les Occidentaux dominent les Orientaux, ou s’efforcent de le
faire, et continuent
le travail de pillage commencé à la Renaissance et amplifié
à partir de 1800. À
cela vous ne répondez rien que du personnel (cela n’est pas
valeur mais n’a pas
de portée sociale bien nette) et du bien-pensant (ils se
défendent comme des
grands, on s’aime, etc.). Ma critique consistait à souligner
ce qu’il ne faut
pas dire, ce qu’il est scandaleux de reconnaître :
l’inspiration de The
color of time à partir de la Holi est en réalité un emprunt
réductif, qui efface quasiment la source réelle, et
auquel
vous avez adjoint une chorégraphie et une musique comme on
en a vu des dizaines
de fois, le tout encadré par un discours bien-pensant sur la
fraternité, etc.
Il n’y a guère d’invention ou sa part est faible. Ce que les
spectateurs
viennent chercher, c’est la poudre de couleurs et ils
languissent jusqu’à ce
qu’elle apparaisse, jusqu’à « l’explosion de joie » (cf. le
programme
du festival dont vous avez rédigé sans doute la page
correspondante),
c’est-à-dire l’aspergement tous azimuts. Ce que confirme S.
Ruffié. C’est donc
du pillage, telle était ma conclusion, pillage qui etc.,
Goody (et maintenant E.
Said, collègue philosophe venant d’un pays opprimé et pillé
par l’Occident…). Le
mot pillage est irritant j’en conviens mais, comme tout
discours critique, il n’est
qu’une hypothèse et souligne une impression de pauvreté
créative.
« Parlez-nous
de… » Cette phrase, maintes fois répétées, précède l’énoncé
de vos
intentions, de votre lecture, etc. Mais je n’ai aucune
raison d’obéir à cette
injonction. Vous proposez un spectacle, je vois ce spectacle
(et je vous assure
que je l’ai vu, que j’ai joué des coudes, etc., que je n’ai
pas pris ni
distance ni fuite, beaucoup d’artistes de rue peuvent
témoigner que je suis les
spectacles, même à vive allure) et je produis une analyse de
ce que j’ai vu, et
donc je n’ai pas à répéter votre discours. Si la bonne
critique consiste à
répéter ce que l’artiste dit de sa proposition, il n’y a
plus de critique ni
non plus de spectateur. Vous me faites des leçons de
démocratie : mais
exiger du critique qu’il fasse le perroquet, ou qu’il tienne
compte absolument du
discours sur le spectacle, c’est nier l’égalité fondamentale
de l’espace
artistique, c’est nier le droit à la parole et la liberté de
parole, la
franchise, bref c’est nier la démocratie (oui, c’est de la
rhétorique).
M’accuser de mensonge (« Vous maquillez,
travestissez
et mentez ») est ridicule : je dis autre chose que vous
parce que je
ne suis pas vous et que je fais de la critique et des textes
sur les arts de la
rue depuis 1993 (dont plusieurs n’ont pas paru sans intérêt,
et pas seulement parce
que, depuis 23 ans je défends, analyse et soutiens les Arts
de la Rue) et que
je m’efforce de proposer des critiques, parfois féroces,
mais pourquoi
n’aurais-je pas le droit à la rhétorique ?
Que vous ne soyez pas d’accord ne me fait
aucun problème. J’énonce
mon analyse, x ou y réagit. Vous rappelez, en tant que
artiste, votre position,
vos intentions, votre projet, mais il est déraisonnable de
vouloir que je
partage vos discours (je ne dis rien de vos intentions).
Chacun est à sa place.
Chaque lecteur spectateur se fera ensuite son idée et les
insultes personnelles
ne changent rien au fond du problème : si l’on veut éviter
des critiques « négatives »,
il faut migrer sous une dictature ou bien faire taire les
critiques, ou les
soudoyer. Mais il faut se calmer et éviter de tout mélanger[1].
D’ailleurs, je vous remercie de votre réponse, car elle m’a
permis de préciser
ce que j’avais énoncé de manière elliptique et elle a
l’intérêt d’ouvrir un
débat sur la question de l’inspiration.
Et vos efforts de disqualifications (« blog
nombriliste d'ordinaire si bavard et prétentieux »,
« narcissique », « négationniste », « vomir » etc.)
rejoignent un message de mort énoncé, après des insultes
sans aucun argument,
par P.
Capitani « Qu’il
fasse un geste pour la planète, qu’il se suicide ».
Oui, j’ai bien rigolé moi aussi (cependant ce musicien, dans
sa colère, ne
donne pas le lien vers le texte complet et ferme les
commentaires ; comme
démocrate, on fait mieux). Mais je suis tout de même un peu
inquiet de la violence
des propos ad hominem. Moi je n’ai attaqué personne, je n’ai
insulté personne
(que l’on me montre une seule phrase), j’ai critiqué un
spectacle, une proposition
artistique particulière. Beaucoup de mes objecteurs ont
lancé des injures personnelles
tout à fait caractérisées et, en tant qu’argument, nulles
(l’un d’eux, musicien
pour Artonik me compare au charmant Zemmour ou bien écrit « sans
doute
attouché par son père dans son enfance », un autre
me dit « Delfour
crématoire »… Bravo ! ça vole haut).
D’où vient cette violence ? Peut-être de
l’atmosphère de
fascisation de l’espace public depuis l’assassinat des
dessinateurs de Charlie
Hebdo. La promotion du fascisme opérée indirectement par cet
assassinat n’a pas
été freinée par la proposition d’identification confuse (le
slogan « Je
suis Charlie). Devant une telle violence (les assassinats
puis la violence fasciste
puis la violence de la récupération d’État), c’est-à-dire
devant de telles
menaces de division de la société, on semble avoir besoin de
retrouver du lien
et donc d’écraser ce qui semble nuire à ce lien. Peut-être
S. Ruffié l’a pointé :
« Quand tout le monde saute et danse, on boit pigment, on
rejette pigment,
on vit pigment » et la fin de sa critique insiste sur le
lien social, etc.
Cette citation me semble caractérisée par un confusionnisme
régressif et
défensif typique du fameux « Je suis Charlie ».
Peut-être que The color of time
peut fonctionner comme
une image de la société pluraliste précisément du fait du
triomphe latent des politiques
monochromes (blanc colonial, brun fasciste, etc.). Mais la
pauvreté sobre de
cette imagerie polychrome fait un écho embarrassant avec la
pauvreté violente
des puristes, des anti-métissages, des autoritaires.
S’asperger de couleur, ça
va pas suffire. Je reçois cela comme une dépolitisation au
profit d’un sentiment
moral voire seulement affectif, à portée religieuse,
c’est-à-dire sans effet politique,
de grégarité menacée : comme un troupeau effaré et qui se
serre contre lui-même.
Bien à vous
Jean-Jacques Delfour
[1] Un
lecteur me dit que rapprocher Holi et Carnaval est une
insulte (et vous aussi Alain
Beauchet, une erreur de ma part) ; je réponds que je ne
confonds pas Holi
et Carnaval, je fais juste une analogie (j'ai lu que les
différences entre les
castes passaient au second plan dans la Holi tout comme
était renversée la
domination de classe dans le carnaval médiéval).
Carnaval n'est aucunement une
insulte, mais un terme désignant une pratique médiévale
bien documentée (cf.
par exemple le fameux livre de Le Roy Ladurie).